dimanche 26 juillet 2015

La démonstration - corrigé d'une dissertation : Suffit-il de démontrer pour convaincre ?

Dans la deuxième moitié du XIX° siècle encore, on trouvait dans les milieux religieux américains des auteurs pour réfuter le mouvement de la Terre et pour défendre le géocentrisme qui semblait établi dans la Bible comme le relate Bertrand Russell dans Science et religion (1935, p.83). Et pourtant, depuis Aristarque de Samos au III° siècle av. J.-C. jusqu’à Galilée (1564-1642) voire Newton (1642-1727) au XVII°, que de discussions serrées, que de preuves, que de démonstrations en règles ! Suffit-il donc de démonter pour convaincre ?
Démontrer, c’est dériver une proposition d’autres propositions de façon nécessaire selon les règles de la logique. Dériver la négation serait contradictoire. Or, il paraît évident que démontrer suffit pour convaincre si on entend par là adhérer par la raison à ce qui lui est conforme.
Cependant, dans la mesure où toute démonstration repose finalement sur des points de départ non démontrés, faute de quoi on tomberait dans une régression infinie, il paraît tout aussi évident qu’il ne suffit pas de démontrer pour être convaincu.
Dès lors, il est légitime de se demander si démontrer est une condition suffisante pour convaincre et si l’échec est dû à des conditions extrinsèques ou bien si démontrer ne suffit pas intrinsèquement pour convaincre, voire est indépendant de convaincre.
On se demandera dans quelle mesure la raison suffit pour fonder la conviction. On verra en quoi démontrer suffit pour convaincre à la condition de remonter au principe anhypothétique ou démontrer suffit pour convaincre à la condition d’accepter les premiers principes par une saisie directe mais démontrer ne suffit pas pour convaincre car c’est un processus essentiellement hypothético-déductif.

Démontrer repose sur la seule raison. C’est ce qui fait la possibilité de convaincre. On le voit en mathématiques. Que la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits ou 180° selon Euclide, Éléments, I, 32, c’est ce que je démontre en traçant la parallèle d’un des côtés et en additionnant les angles équivalents de part et d’autre de la parallèle. La figure me le montre, mais, c’est le raisonnement qui me permet de le démontrer. Par contre, argumenter s’appuie sur les opinions ou sur les désirs, ce qui permet de persuader. C’est ce que font les sophistes selon Platon qui, au livre VI de La République, compare le peuple sur qui ils exercent leur talent à un gros animal dont ils ont étudié les réactions de plaisirs et de douleurs, les opinions, pour le guider. En aucun cas, malgré leur réussite, ils ne savent ce qu’ils font et donc ils ne réussissent à convaincre, seulement à persuader en ce sens que la raison ne peut être persuadée. On comprend pourquoi les joutes sophistiques agacent les hommes ordinaires. Or, comment expliquer l’absence d’adhésion à ce qui est démontré ?
On peut ne pas être convaincu parce qu’en réalité on est persuadé. En effet, nous ne sommes pas de purs esprits. Alain remarque, dans les Propos sur le bonheur (1925, VIII De l’imagination, propos du 23 février 1923), qu’un homme qui voit son ami se faire recoudre le visage boit souvent le verre de rhum qui est prévu pour le patient. Ce mal imaginaire ne peut être combattu par la raison. Mais cette impuissance de la raison montre que l’homme n’est jamais seulement convaincu, il est aussi persuadé. Et ce qui assure la persuasion, c’est justement qu’il a un corps et des réactions physiologiques. C’est pourquoi Alain va jusqu’à dire que « l’imagination est ici sans pensée ». C’est donc un obstacle extérieur qui empêche que démontrer suffise pour convaincre. Lorsqu’il raisonne froidement, l’homme ne peut qu’être convaincu lorsque le raisonnement est valable. Mais comment peut-il être considéré comme tel ?
En effet, une démonstration convainc si on en accepte les principes. Si on les refuse, alors elle ne peut convaincre. Pour que démontrer puisse convaincre absolument, il est donc nécessaire qu’il n’y ait pas de doute quant au point de départ de la démonstration. C’est la raison pour laquelle Platon, analysant la démonstration mathématique dans le livre VI de La République, remarque qu’elle s’appuie sur des hypothèses comme l’existence du pair et de l’impair, les trois espèces d’angles, etc. Il paraît donc nécessaire de démontrer ce que le mathématicien considère comme évident. C’est le rôle du dialecticien, qui, refusant de s’aider des figures sensibles, va d’idées en idées, jusqu’à ce qu’il découvre le principe anhypothétique. C’est à cette condition qu’on est parfaitement convaincu car on est alors débarrassé de la source des opinions. C’est ce qu’illustre l’allégorie de la caverne du début du livre VII de La République. Dans une caverne, des hommes attachés voient les ombres d’objets qui passent derrière eux éclairés par un feu situé sur une hauteur derrière les objets. Ils les prennent pour des réalités. L’un d’eux est libéré. On lui montre les objets dont il voyait les ombres. Dans un premier temps, ébloui, il veut retourner d’où il vient. C’est seulement après avoir été sorti de la caverne, d’avoir vu les vraies réalités et surtout d’avoir contemplé la source de toute vision, le soleil, qu’il sera définitivement libéré de ses attaches. La conviction n’est possible que lorsque la démonstration est complète. Là et seulement là, elle suffit à libérer l’esprit des chaînes qui l’attachent aux apparences.
Cependant, la saisie du principe anhypothétique n’est pas elle-même l’objet d’une démonstration. Admettre l’existence d’un tel principe échappe à l’ordre de l’évidence purement rationnelle. Finalement, la conviction ne repose pas sur la seule démonstration. Que faut-il donc à son fondement pour que la démonstration suffise pour convaincre ?

La démonstration doit pouvoir commencer et se dérouler. On peut donc soutenir qu’elle repose aussi bien sur l’intuition nécessaire que sur la déduction. En effet, si démontrer c’est dériver une proposition d’autres propositions, encore faut-il saisir la vérité des premières propositions et la vérité du passage des unes à l’autre. Ainsi dans la troisième des Règles pour la direction de l’esprit (1628-1629, inachevé, posthume 1701), Descartes prend-il un exemple très simple. Si de “deux et deux font quatre” et “trois et un font quatre” je déduis que “deux et deux font trois et un”, il faut que la conséquence soit intuitivement saisie comme vraie. C’est dire que la démonstration ne repose pas seulement sur la déduction mais également sur l’intuition. Par là, il faut entendre une inspection pure de l’esprit et non une perception des sens ou une représentation de l’imagination. Dès lors, démontrer suffit pour convaincre dans la mesure où la démonstration s’appuie sur une intuition ou connaissance directe qui ne laisse pas place au doute. Et démontrer doit en dernière instance se fonder sur le cogito dont la certitude est indubitable et qui est une intuition (« simplici mentis intuitu » « la simple inspection de l’esprit », Méditations métaphysiques, secondes réponses). Or, dans la mesure où les premiers principes sont seulement sentis et ne sont jamais vérifiés par des déductions, on peut considérer qu’ils ressortissent moins de la raison que d’une autre faculté.
On peut alors considérer avec Pascal dans les Pensées (posthume, 1670, n°110 Lafuma) que les premiers principes sont saisis par le cœur. Et c’est sur eux que la raisons s’appuie pour démontrer. En effet, l’impossibilité de tout démontrer ou régression infinie (elle fut mise en lumière comme argument sceptique par Agrippa, un sceptique du 1er siècle de notre ère selon Diogène Laërce) qui servait aux sceptiques dans leur raisonnement contre la possibilité de démontrer quoi que ce soit, conduit à remettre en cause la possibilité même de démontrer et encore plus d’être convaincu par une démonstration. Il faudrait alors démontrer que la démonstration est vraie et ainsi de suite soutient Sextus Empiricus dans les Hypotyposes pyrrhoniennes (I, chapitre 14). Or, comme le sceptique lui-même ne peut pas sans contradiction rejeter toute possibilité de démonstration, on peut donc plutôt soutenir que l’impuissance de la raison montre que les premiers principes sont connus sans elles. C’est ce que veut dire Pascal lorsqu’il soutient que c’est par le cœur que nous connaissons les premiers principes.
Démontrer suffit donc pour convaincre ou pour persuader, comme on voudra dire car il n’y a pas de différence puisque la raison emprunte toujours au cœur. Il n’y a pas de démonstration possible qui s’appuierait sur la pure raison ou sur la seule inférence valide. Toutefois, démontrer ne peut convaincre lorsque l’inférence s’oppose aux vérités du cœur telles celles de la religion qui dépassent la raison et que la raison doit reconnaître selon Pascal. On peut poursuivre sa réflexion en notant que la vérité des sentiments est telle que toute démonstration ne peut les changer. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » écrit-il justement dans les Pensées (n°423). S’il s’agit pour lui de justifier la religion, on peut l’entendre pour tous les sentiments. On comprend alors pourquoi démontrer ne suffit à convaincre que lorsqu’il y a un accord avec tous les sentiments.
Néanmoins, admettre la vérité des principes conduit à des conséquences contradictoires, comme on le voit notamment pour la foi. Comment savoir laquelle ? Dès lors, ne faut-il pas radicalement détacher démontrer et convaincre ? Si démontrer ne suffit pas pour convaincre pleinement, n’est-ce pas parce qu’il s’agit de deux démarches différentes ?

Démontrer, c’est dériver des propositions d’autres propositions et les premières ne sont que des hypothèses comme Platon l’a bien vu pour les mathématiques de son époque dans le livre VI de La République. Il faut aller plus loin et proposer qu’il ne peut y avoir que des hypothèses comme les sceptiques à la suite d’Agrippa l’ont bien vu. Si la démonstration absolue est impossible, une démonstration relative aux hypothèses proposées est toujours possible. Il s’agit dès lors d’un raisonnement qu’on peut qualifier d’hypothético-déductif. On doit affirmer les conséquences mais on ne peut en être convaincu au sens d’une adhésion qui ne laisserait place à aucun doute.
On comprend alors le mot de Nietzsche dans Humain, trop humain (1878) : « Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. » (n°483). Toute conviction repose finalement sur autre chose que la raison, sur une foi qui, parce qu’elle anticipe sur la vérité, empêche de chercher à savoir ce qui est vrai. Elle ne permet pas de s’interroger véritablement puisque les principes ou convictions sont affirmés comme condition. Or, démontrer présuppose de remettre en question ce qu’il y a à démontrer pour chercher soit ce qui fonde la proposition, soit si elle ne comporte pas de fausses conséquences, ce qui en vertu du modus tollens (“si A alors B” et “non B” alors “non A”) conduit à invalider les prémisses. À l’inverse, l’absence d’invalidation vaut possibilité de vérité. C’est ainsi que les géométries non euclidiennes, apparues au milieu du XIX° siècle, ont été rendues possibles par l’effort pour démontrer le postulat d’existence des parallèles et l’échec de la démonstration a conduit à renoncer à l’évidence de leur existence. Dès lors, la somme des angles d’un triangle n’a plus été égale à deux droits lorsque l’axiome des parallèles n’était aps admis. Qu’en est-il pour une démonstration qui s’appuie ou utilise l’expérience ? N’est-elle pas suffisante pour convaincre ?
En fait, même l’expérience ne peut fonder la conviction. Elle ne peut que corroborer dans le cadre d’une démonstration qui demeure hypothétique comme Popper l’a montré dans sa Logique de la recherche scientifique (1ère édition 1934). En effet, puisqu’il faut formuler une hypothèse pour concevoir une expérience scientifique qui peut la mettre à l’épreuve, elle apparaît comme une conséquence de l’hypothèse. Si elle ne se réalise pas, l’hypothèse est fausse en vertu du modus tollens. Par contre si elle se réalise, l’hypothèse est vraie ou fausse. On dit donc qu’elle est provisoirement vraie. Elle ne peut donc convaincre. Aussi Claude Bernard (1813-1878) soutenait-il dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) que la seule chose certaine relative à nos théories générales, c’est qu’elles sont fausses : « Elles ne sont que des vérités partielles et provisoires » (Première partie – Du raisonnement expérimental, Chapitre II De l’idée a priori et du doute dans le raisonnement expérimental, III. – L’expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d’esprit).

Disons pour conclure que le problème était de savoir si démontrer suffit à convaincre ou bien s’il faut les disjoindre. Il est apparu que pour que démontrer suffise à convaincre, il faut ou que la source de la démonstration soit absolue et pure de tout sentiment ou au contraire que démontrer repose sur des sentiments. Or, comme l’une et l’autre option sont finalement arbitraires, il apparaît nécessaire de considérer que démontrer n’est jamais absolument fondé et que par conséquent démontrer ne peut absolument pas suffire pour convaincre.


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