vendredi 17 juillet 2015

Le travail et la technique - corrigé d'une dissertation : L'homme doit-il travailler pour être humain ?

C’est une injonction qu’on entend souvent. Nous devons travailler. Tout se passe comme si l’absence de travail était une perte. On plaint le chômeur coupé de la vie sociale. Est-ce à dire que l’homme doit travailler pour être humain ?
Force est de constater que dans nombre de cultures le travail n’est pas valorisé, voire que l’idéal est de ne pas travailler. Même dans notre société, on ne plaint guère le riche oisif. On l’envie. Au pire, on l’accuse d’être injuste. L’humanité semble possible hors du travail.
Pourtant, non seulement cela n’est possible qu’en s’appuyant sur le travail des autres, c’est-à-dire en étant inhumain au sens moral, mais l’oisiveté totale semble une sorte d’absence de vie ou de vie de larve et non une vie humaine.
Dès lors, est-ce un devoir, une obligation ou une nécessité pour l’homme de travailler pour être humain ou bien l’homme peut-il réaliser son humanité en dehors du travail ?

Dans toutes les sociétés, les hommes travaillent. Mais ils parlent ou ils prient aussi. Dès lors, en quoi le travail est-il spécifique ? Qu’a-t-il de spécifiquement humain ? On peut dire avec Marx dans le livre I du Capital (1867) que le travail est humain à partir du moment où l’individu se représente ce qu’il va faire. C’est la différence entre l’abeille et l’architecte. Lui construit d’abord dans sa tête son bâtiment là où elle agit instinctivement. Mais ce n’est pas alors le travail qui fait l’humanité de l’homme au sens de ce qu’il y a de propre à l’homme, c’est la conscience de ce qu’il fait.
Il faut donc préciser que le travail joue un rôle spécifique, à savoir qu’il rend possible l’apparition des autres facultés. C’est ce que montre Marx dans le livre I du Capital. En effet, travailler implique une concentration sur le but qu’on s’est fixé qui est comme une loi à laquelle la volonté se subordonne. Dès lors, grâce au travail, l’homme non seulement développe ses facultés, mais il apprend à se connaître : il se fait lui-même. C’est pour cela que le travail entendu comme effort pour réaliser quelque chose d’utile à la vie sociale est nécessaire pour développer l’humanité de l’homme. C’est une nécessité pour l’homme de travailler pour faire son humanité.
Aussi, même si dans certaines cultures on nomme travail certaines activités et autrement les autres, l’effort, lui, est toujours nécessaire pour réaliser quelque chose. Et c’est l’effort qui constitue l’essence du travail. Et c’est par l’effort que l’homme se fait lui-même. La plupart des Anciens considéraient le travail comme une activité réservée aux esclaves. Mais ils louaient les efforts pour apprendre à faire la guerre. On trouve de longues descriptions de travaux dans les Commentaires sur la guerre des Gaules de Jules César (100-44 av. J.-C.), notamment sur le pont amovible que ses hommes ont réalisé pour traverser le Rhin. Bref, un homme qui ne travaillerait pas, c’est-à-dire qui n’aurait aucune activité constante et suivie pour réaliser quelque chose, n’apprendrait rien. Il ne serait pas capable notamment de réaliser certains “choix” qu’exige la vie sociale. Car l’homme doit apprendre à être humain dans la mesure où il n’a pas comme les insectes sociaux tels les abeilles et les fourmis d’instinct qui lui indique où et comment il doit agir.
Cependant, il ne suffit pas de penser que par le travail entendu ainsi est nécessaire pour que l’humain se développe pour en faire un devoir car certains travaux sont réservés à des hommes dont on nie l’humanité. Dès lors, est-ce légitime ? Ne faut-il pas que tous les hommes aient pour devoir de travailler ?

Tout effort n’est pas un travail. L’étymologie du mot qui le fait dériver du bas latin tripalium, qui en fait un joug où on attachait les esclaves pour les torturer, l’associe à l’effort pénible, qui fait souffrir parce qu’il est imposé. C’est pour cela que le travail est réservé dans de nombreuses sociétés aux dominés. Dans les sociétés primitives, il est réduit à la portion congrue. Une fois qu’il a réalisé les tâches nécessaires à sa survie, l’homme primitif bavarde, danse, fait la guerre ou se livre à des activités religieuses. Pierre Clastres dans La société contre l’État (1974) ou Marshall Sahlins (né en 1930) dans Âge de pierre, âge d’abondance (1972, traduction française 1976), ont montré que l’homme primitif ne travaille guère plus de trois heures par jour si on peut faire une telle moyenne. Au travail, on peut lui opposer l’activité humaine par excellence, celle qui est choisie. Faire la guerre exige un effort. Mais ce n’est pas un travail sauf pour le mercenaire dans la mesure où c’est un choix. Et c’est même le choix de la manifestation de son humanité à l’autre selon Hegel.
Ainsi dans sa Propédeutique philosophique, Hegel montre que c’est celui qui dans la lutte pour la reconnaissance a choisi la vie plutôt que la liberté qui est le serviteur. Lui travaille. Et il le fait par crainte de son maître. Au contraire, le maître ne travaille pas. En travaillant toutefois, le serviteur apprend à réaliser dans les choses sa propre volonté, il se forme à l’humanité. Il lui faudra se révolter pour la reconquérir. Aussi si l’homme doit travailler pour être humain, ce n’est pas parce que c’est là son essence. C’est d’abord parce que c’est un moment dans la réalisation de son humanité. Mais c’est aussi parce que c’est un devoir moral. Le maître en ne travaillant pas ou tout autre exploiteur en niant l’humanité de l’autre bloque le processus de reconnaissance par lequel chaque homme peut être reconnu et ainsi être humain au sens moral. Et c’est l’humanité au sens moral qui fait l’humanité.
Néanmoins, une chose est de ne pas profiter des autres, une autre de faire du travail une valeur obligatoire pour être humain. Car nombre de travaux n’ont aucun intérêt. Dès lors, ne faut-il pas penser que le travail n’est pas essentiel pour que l’homme soit humain ?

Si l’effort est nécessaire, il ne suffit pas à définir le travail. Certes, il y a une sorte de nécessité du travail dans nombre d’activités. Un musicien doit travailler son instrument et un homme politique sa communication – ce à quoi servaient les écoles de rhétorique de l’antiquité. Mais qu’il y ait une part de travail ne signifie pas que l’activité soit en elle-même un travail.
D’abord parce que le travail c’est essentiellement l’activité nécessaire pour la vie humaine. Cette sphère de la nécessité doit être distinguée de celle de la liberté. C’est pour elle que les Anciens utilisaient les esclaves. Pour immorale qu’elle soit, cette solution montre que la libre activité est bien distincte du travail et que l’effort qu’elle nécessite est tout fait différent de l’effort qui est commandé par les nécessités de la vie.
Ensuite parce que le travail a pour objet ce qu’on consomme ou d’entretenir ce dont on use. Aussi, si la vie exige la consommation, si la vie humaine implique qu’on use d’objets fabriqués, elle ne peut s’y réduire. C’est précisément ce qu’a de déshumanisant la société de consommation qui est la nôtre et qui fait du travail une valeur d’humanité. Mais comme Nietzsche dans Aurore (livre III, n°173) l’indique, le travail tel qu’il existait au xix° siècle, voire encore maintenant, c’est-à-dire l’activité mesquine, fixée sur la réalisation d’une tâche parcellaire, n’a d’autre résultat que d’empêcher toute pensée individuelle et donc toute liberté envers l’environnement social. C’est pour cela que les produits de consommation recherchés sont les mêmes pour tous. S’ils changent c’est parce que leur valeur étant nulle, la variation donne l’apparence de la nouveauté, puisqu’à la différence des grandes œuvres qu’on s’étonne de toujours redécouvrir, les consommer, c’est les détruire comme le pain.

En un mot, le problème était de savoir si le travail était un devoir pour être humain. Entendu au sens le plus large, le travail comme effort centré sur la réalisation d’un but permet à l’homme de développer ses facultés proprement humaines qu’elles soient manuelles ou intellectuelles. Mais dans la mesure où il faut plutôt l’entendre comme l’effort qui vise à réaliser l’utile à la vie, voire le nécessaire, l’homme ne doit travailler pour être humain qu’au sens moral, car c’est la condition pour qu’il reconnaisse l’autre comme humain et qu’il fasse preuve d’humanité. Abstraction faite de ce sens moral, au sens ontologique, le travail est une nécessité pour l’homme en tant que vivant et une société qui sacralise le travail participe à la déshumanisation de l’homme qu’elle réduit au statut de simple consommateur, c’est-à-dire une sorte d’appareil à digérer.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire