mardi 15 décembre 2015

Textes pour un sujet : Le passé a-t-il plus de réalité que le futur?

On dit que le temps passe ou s’écoule. On parle du cours du temps. L’eau que je vois passer s’est préparée, il y a quelques jours, dans les montagnes, lorsque le glacier a fondu ; elle est devant moi ; à présent, elle va vers la mer où elle se jettera. Si le temps est semblable à une rivière, il coule du passé vers le présent et l’avenir. Le présent est la conséquence du passé et l’avenir la conséquence du présent. Cette célèbre métaphore est en réalité très confuse. Car, à considérer les choses elles-mêmes, la fonte des neiges et ce qui en résulte ne sont pas des événements successifs, ou plutôt la notion même d’événement n’a pas de place dans le monde objectif. Quand je dis qu’avant-hier le glacier a produit l’eau qui passe à présent, je sous-entends un témoin assujetti à une certaine place dans le monde et je compare ses vues successives : il a assisté là-bas à la fonte des neiges et il a suivi l’eau dans son décours ; ou bien, du bord de la rivière, il voit passer après deux jours d’attente les morceaux de bois qu’il avait jetés à la source. Les « événements » sont découpés par un observateur fini dans la totalité spatio-temporelle du monde objectif. Mais, si je considère ce monde lui-même ; il n’y a qu’un seul être indivisible et qui ne change pas. Le changement suppose un certain poste où je me place et d’où je vois défiler des choses ; il n’y a pas d’événements sans quelqu’un à qui ils adviennent et dont la perspective finie fonde leur individualité. Le temps suppose une vue sur le temps. Il n’est donc pas comme un ruisseau (…).
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945)









Si le futur et le passé existent, je veux savoir où ils sont. Si je n’en suis pas encore capable, je sais du moins que, où qu’ils soient, ils n’y sont ni en tant que futur ni en tant que passé, mais en tant que présents. Car si le futur y est en tant que futur, il n’y est pas encore ; si le passé y est en tant que passé, il n’y est plus. Où donc qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils ne sont qu’en tant que présents. Lorsque nous faisons du passé des récits véritables, ce qui vient de notre mémoire, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, qui ont cessé d’être, mais des termes conçus à partir des images des choses, lesquelles en traversant nos sens ont gravé dans notre esprit des sortes d’empreintes. Mon enfance, par exemple, qui n’est plus est dans un passé disparu lui aussi ; mais lorsque je l’évoque et la raconte, c’est dans le présent que je vois son image, car cette image est encore dans ma mémoire. La prédiction de l’avenir se fait-elle selon le même mécanisme ? Les événements qui ne sont pas encore, sont-ils représentés à l’avance dans notre esprit par des images déjà existantes ? J’avoue (…) que je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est que d’habitude nous préméditons nos actions futures, que cette préméditation appartient au présent, tandis que l’action préméditée n’est pas encore, étant future. Lorsque nous l’aurons entreprise, et que nous nous serons mis à réaliser ce que nous avions prémédité, alors l’action existera, puisqu’elle sera à ce moment non plus future, mais présente. De quelque façon que se produise ce mystérieux pressentiment de l’avenir, on ne peut voir que ce qui est.
Augustin, Les Confessions, livre XI, (fin du IV° ap. J.-C.)







Chacun de nous est un corps soumis aux mêmes lois que toutes les autres portions de matière. Si on le pousse, il avance ; si on le tire, il recule, si on le soulève et qu’on l’abandonne, il retombe. Mais, à côté de ces mouvements qui sont provoqués mécaniquement par une cause extérieure, il en est d’autres qui semblent venir du dedans et qui tranchent sur les précédents par leur caractère imprévu : on les appelle « volontaires ». Quelle en est la cause ? C’est ce que chacun de nous désigne par les mots « je » ou « moi ». Et qu’est-ce que le moi ? Quelque chose qui paraît, à tort ou à raison, déborder de toutes parts le corps qui y est joint, le dépasser dans l’espace aussi bien que dans le temps. Dans l’espace d’abord, car le corps de chacun de nous s’arrête aux contours précis qui le limitent, tandis que par notre faculté de percevoir, et plus particulièrement de voir, nous rayonnons bien au-delà de notre corps : nous allons jusqu’aux étoiles. Dans le temps ensuite, car le corps est matière, la matière est dans le présent et, s’il est vrai que le passé y laisse des traces, ce ne sont des traces de passé que pour une conscience qui les aperçoit et qui interprète ce qu’elle aperçoit à la lumière de ce qu’elle se remémore : la conscience, elle, retient ce passé, l’enroule sur lui-même au fur et à mesure que le temps se déroule et prépare avec lui un avenir qu’elle contribuera à créer.
Bergson, L’Énergie spirituelle (1919)




Ainsi tout mon passé est là, pressant, urgent, impérieux, mais je choisis son sens et les ordres qu’il me donne par le projet même de ma fin. Sans doute ces engagements pris pèsent sur moi, sans doute le lien conjugal autrefois assumé, la maison achetée et meublée l’an dernier limitent mes possibilités et me dictent ma conduite : mais c’est précisément que mes projets sont tels que je ré-assume le lien conjugal, parce que je ne projette pas le rejet du lien conjugal, parce que je n’en fais pas un « lien conjugal passé, dépassé, mort », mais que, au contraire, mes projets, impliquant ma fidélité aux engagements pris ou la décision d’avoir une « vie honorable » de mari et de père, etc., viennent nécessairement éclairer le serment conjugal passé et lui conférer sa valeur toujours actuelle. Ainsi l’urgence du passé vient du futur. Que soudain (…) je modifie radicalement mon projet fondamental, que je cherche, par exemple, à me délivrer de la continuité du bonheur, et mes engagements antérieurs perdront toute leur urgence. Ils ne seront plus là que comme ces tours et ces remparts du moyen Age, que l’on ne saurait nier, mais qui n’ont d’autre sens que celui de rappeler, comme une étape antérieurement parcourue, une civilisation et un stade d’existence politique et économique aujourd’hui dépassés et parfaitement morts. C’est le futur qui décide si le passé est vivant ou mort. Le passé, en effet, est originellement projet, comme le surgissement actuel de mon être. Et, dans la mesure même où il est projet, il est anticipation ; son sens lui vient de l’avenir qu’il préesquisse. Lorsque le passé glisse tout entier au passé, sa valeur absolue dépend de la confirmation ou de l’infirmation des anticipations qu’il était. Mais c’est précisément de ma liberté actuelle qu’il dépend de confirmer le sens de ces anticipations, en les reprenant à son compte, c’est-à-dire en anticipant, à leur suite, l’avenir qu’elles anticipaient ou de les infirmer en anticipant simplement un autre avenir. Ainsi l’ordre de mes choix d’avenir va déterminer un ordre de mon passé et cet ordre n’aura rien de chronologique. Il y aura d’abord le passé toujours vivant et toujours confirmé : mon engagement d’amour, tels contrats d’affaires, telle image de moi-même à quoi je suis fidèle. Puis le passé ambigu qui a cessé de me plaire et que je retiens par un biais : par exemple, ce costume que je porte – et que j’achetai à une certaine époque où j’avais le goût d’être à la mode – me déplaît souverainement à présent et, de ce fait, le passé où je l’ai choisi est véritablement mort. Mais d’autre part mon projet actuel d’économie est tel que je dois continuer à porter ce costume plutôt que d’en acquérir un autre. Dès lors il appartient à un passé mort et vivant à la fois.
Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant (1943)

dimanche 13 décembre 2015

Sénèque : un exemple de tyran, Caligula

1. Caligula (1), parmi tous les vices qui abondaient en lui, avait une merveilleuse aptitude aux sarcasmes, comme l’éprouvaient tous ceux qui donnaient prise à quelque stigmate, bien qu’il fût lui-même un ample sujet de moquerie. C’était cette pâleur caractéristique de sa folie, et si repoussante ; c’étaient ces yeux disparaissant presque sous un front de vieille, et si affreusement louches ; c’était cette tête chauve, que des cheveux d’emprunt semés par places rendaient si difforme, et puis cette nuque hérissée d’une soie rude, ces jambes grêles, ces pieds énormes. Je ne finirais pas si je voulais citer tous les mots méprisants qui lui échappèrent contre les auteurs de ses jours, contre ses aïeux, contre tous les ordres de l’État : rapportons seulement ceux qui lui furent mortels. 2. Asiaticus Valérius, son ami, honoré des premières entrées, était un homme peu traitable, à peine capable de souffrir une offense même faite à autrui. C’est à ce Valérius qu’en plein banquet, autant dire en assemblée publique, Caligula, d’une voix haute et claire, osa dépeindre comment se comportait sa femme dans les bras d’un homme. Justes dieux ! un mari entendre ces choses, le prince les savoir, et pousser l’impudeur jusqu’à raconter je ne dis pas au consulaire, à l’ami, mais, lui empereur, à l’époux la honte de l’épouse et les dégoûts de son corrupteur ! 3. Chéréa, tribun militaire, avait une voix qui ne répondait pas à son courage et dont les sons peu mâles et cassés pouvaient faire suspecter ses mœurs. Lorsqu’il demandait le mot d’ordre, le prince lui donnait tantôt Vénus, tantôt Priape, accusant ce guerrier d’infâmes complaisances dans des termes toujours nouveaux ; quand lui était en robe transparente, en sandales (2), chamarré d’or ! Chéréa fut contraint de recourir au glaive pour se soustraire à de pareils mots d’ordre. Le premier d’entre les conjurés il leva le bras sur l’empereur ; il lui fendit d’un seul coup la tête ; puis mille autres épées vinrent de toutes parts achever de venger les injures des citoyens et de la patrie. Mais le premier qui fut homme alors, c’est celui qui l’avait paru le moins.
4. Ce Caligula ne voyait en tout que des offenses, aussi incapable de les souffrir qu’avide de les faire. Il s’emporta contre Hérennius Macer, qui l’avait salué du nom de Caïus (3) ; et un centurion primipilaire eut à se repentir de l’avoir appelé Caligula (4). On sait que, né dans les camps, il n’était familièrement désigné par le soldat que sous ce nom-là et sous celui d’enfant des légions ; mais Caligula lui parut une satire et un outrage dès qu’il eut chaussé le cothurne impérial.
Sénèque, De la constance du sage, XVIII.

(1) 12-37-41, 3ème empereur romain.
(2) Comprendre, avec des chaussures de femmes.
(3) Caius était son nom de famille alors que son pouvoir exigeait qu’il fût appeler César.
(4) Diminutif de caliga, la chaussure du simple légionnaire. Il a vécu enfant sur le front germanique dans des camps de soldats avec son père, Germanicus (15 av. J.-C-19 ap. J-C.).


mercredi 9 décembre 2015

Le monde des passions - analyse d'une pensée de Pascal sur l'amour-propre

La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère, il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie. C’est sans doute un mal que d’être plein de défauts, mais c’est encore un plus grand mal que d’en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c’est y ajouter encore celui d’une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent : il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons. Ainsi, lorsqu’ils ne découvrent que des imperfections et des vices que nous avons en effet, il est visible qu’ils ne nous font point de tort, puisque ce ne sont pas eux qui en sont cause, et qu’ils nous font un bien, puisqu’ils nous aident à nous délivrer d’un mal, qui est l’ignorance de ces imperfections. Nous ne devons pas être fâchés qu’ils les connaissent, et qu’ils nous méprisent, étant juste et qu’ils nous connaissent pour ce que nous sommes, et qu’ils nous méprisent, si nous sommes méprisables. Voilà les sentiments qui naîtraient d’un cœur qui serait plein d’équité et de justice. Que devons nous dire donc du nôtre, en y voyant une disposition toute contraire ? Car n’est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu’ils se trompent à notre avantage, et que nous voulons être estimés d’eux autres que nous ne sommes en effet ? En voici une preuve qui me fait horreur. La religion catholique n’oblige pas à découvrir ses péchés indifféremment à tout le monde ; elle souffre qu’on demeure caché à tous les autres hommes ; mais elle en excepte un seul, à qui elle commande de découvrir le fond de son cœur, et de se faire voir tel qu’on est. Il n’y a que ce seul homme au monde qu’elle nous ordonne de désabuser, et elle l’oblige à un secret inviolable, qui fait que cette connaissance est dans lui comme si elle n’y était pas. Peut-on s’imaginer rien de plus charitable et de plus doux ? Et néanmoins la corruption de l’homme est telle qu’il trouve encore de la dureté dans cette loi ; et c’est une des principales raisons qui a fait révolter contre l’Église une grande partie de l’Europe. Que le cœur de l’homme est injuste et déraisonnable, pour trouver mauvais qu’on oblige de faire à l’égard d’un homme ce qu’il serait juste, en quelque sorte, qu’il fît à l’égard de tous les hommes ! Car est-il juste que nous les trompions ? Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité ; mais on peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré, parce qu’elle est inséparable de l’amour-propre. C’est cette mauvaise délicatesse qui oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les autres de choisir tant de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer. Il faut qu’ils diminuent nos défauts, qu’ils fassent semblant de les excuser, qu’ils y mêlent des louanges et des témoignages d’affection et d’estime. Avec tout cela, cette médecine ne laisse pas d’être amère à l’amour-propre. Il en prend le moins qu’il peut, et toujours avec dégoût, et souvent même avec un secret dépit contre ceux qui la lui présentent. Il arrive de là que, si on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable ; on nous traite comme nous voulons être traités ; nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés ; on nous trompe. C’est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans un monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent ; et ainsi, ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes. Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes, parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut donc pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur.
Pascal, Pensées (posthume, 1ère édition 1670), n° 978 Lafuma (1951), n°100 Brunschvicg (1904).

Corrigé de l’analyse.
Pascal définit d’abord l’amour-propre qui consiste à s’aimer préférentiellement à tout autre comme constitutif du moi humain. Il s’interroge alors sur ce que le moi humain peut faire de cette disposition.
Il décrit l’amour propre comme pris par une opposition qu’il décline de plusieurs manières. Ce qu’il vise c’est la perfection à ses yeux et aux yeux des autres mais il ne peut pas ne pas voir son imperfection foncière. Pascal en déduit la passion qui anime l’amour-propre qu’il qualifie superlativement de criminelle et d’injuste : la haine de la vérité.
Il décrit cette haine de la vérité qui provient de l’amour propre en traçant d’abord ce qui est désirable et impossible pour elle : détruire la vérité. Aussi en déduit-il que l’amour propre conduit à détruire la vérité dans la connaissance à la fois des autres et de soi-même en masquant et en se masquant la vérité. Bref, c’est le mensonge aux autres et à soi-même.
Il critique cette attitude puisqu’elle ajoute au mal de l’imperfection le mal de la tromperie volontaire. Il la qualifie d’injuste puisque nous faisons aux autres ce que nous ne voulons pas qu’ils nous fassent : les tromper. Pascal lui oppose l’attitude juste, que les autres dévoilent nos défauts, qu’ils nous délivrent de l’erreur. Elle présuppose selon lui un homme bon. Or, comme ce n’est pas le cas, il prouve ainsi par un raisonnement par l’absurde la méchanceté intrinsèque de l’homme. Pascal énonce cette méchanceté de l’homme par deux questions rhétoriques ouvertes pour laisser à son lecteur le soin d’en tirer la conséquence.
Le penseur janséniste donne une preuve qui lui paraît confirmer sa thèse. L’Église catholique, par la confession, secrète, propose un remède à l’amour propre, remède dicté par la vertu théologale de la charité. Or, nombreux sont ceux en Europe qui se sont détournés d’elle (il fait allusion aux protestants, luthériens, calvinistes, etc.). C’est selon lui un effet de l’amour propre ou de la haine de la vérité. Pascal y voit donc un indice du péché originel puisqu’il serait juste selon lui que chacun se confesse vis-à-vis de tout le monde.
Pascal évoque des degrés de haine de la vérité mais pour insister sur sa présence. Il le montre en évoquant les précautions que prennent ceux qui veulent nous montrer nos défauts et l’insatisfaction que nous éprouvons malgré tout.
La conséquence selon lui est que, qui a intérêt à ce qu’on l’apprécie, nous cache la vérité. Il nous traite comme nous le voulons. Pascal en déduit que l’élévation sociale augmente le mensonge pour arriver à son faîte avec le souverain. L’explication en est que dire la vérité est utile pour son destinataire mais dangereux pour l’énonciateur. L’entourage du souverain a donc tout intérêt à lui cacher la vérité. Il en va de même à un degré moindre dans toutes les conditions sociales selon Pascal parce que les hommes ont toujours des intérêts.
Il peut conclure alors que la vie humaine est gouvernée par le mensonge, aux autres, à soi, aux amis même. La vie en société repose sur lui. La raison ultime en est la nature même de la sensibilité humaine qui est corrompue.

Remarque.
Comment, si l’amour-propre est le fait de la corruption humaine par excellence, le mensonge, qui cache à l’homme la vérité sur lui-même, Pascal, qui est un homme, peut-il la connaître ?
Il faut qu’il pense que la vérité se soit montrée à lui. Or, la vérité pour Pascal, c’est Dieu, présent dans son Église, l’église catholique apostolique et romaine d’une part et d’autre part, Dieu qui s’est montré à lui le 23 novembre 1654 comme il l’a consigné dans un écrit qu’on nomme le Mémorial, écrit qu’on a retrouvé cousu dans son manteau après sa mort.
D’un point de vue non religieux, une solution apparaît dans son texte qui n’exige pas d’intervention surnaturelle. Puisque les hommes énoncent les uns sur les autres leurs défauts en leur absence, il est possible à partir de ce fait de réfléchir à la mutuelle tromperie.
On peut alors l’analyser abstraction faite du péché originel, soit à la façon de Schopenhauer comme étant dû au fait que les hommes ne se supportent pas seuls et ne se supportent pas en société, soit comme la nécessité de jouer son rôle dans le jeu social sans se préoccuper d’une supposée identité et donc d’une supposée vérité sur soi-même.



jeudi 3 décembre 2015

Descartes, Les passions de l'âme, analyse de l'article 13

Texte.
Art. 13. Que cette action des objets de dehors peut conduire diversement les esprits dans les muscles.
Et j’ai expliqué en la Dioptrique comment tous les objets de la vue ne se communiquent à nous que par cela seul qu’ils meuvent localement, par l’entremise des corps transparents qui sont entre eux et nous, les petits filets des nerfs optiques qui sont au fond de nos yeux, et ensuite les endroits du cerveau d’où viennent ces nerfs ; qu’ils les meuvent, dis-je, en autant de diverses façons qu’ils nous font voir de diversités dans les choses, et que ce ne sont pas immédiatement les mouvements qui se font en l’œil, mais ceux qui se font dans le cerveau, qui représentent à l’âme ces objets. À l’exemple de quoi il est aisé de concevoir que les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, la douleur, la faim, la soif, et généralement tous les objets, tant de nos autres sens extérieurs que de nos appétits intérieurs, excitent aussi quelque mouvement en nos nerfs, qui passe par leur moyen jusqu’au cerveau. Et outre que ces divers mouvements du cerveau font avoir à notre âme divers sentiments, ils peuvent aussi faire sans elle que les esprits prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d’autres, et ainsi qu’ils meuvent nos membres. Ce que je prouverai seulement ici par un exemple. Si quelqu’un avance promptement (339) sa main contre nos yeux, comme pour nous frapper, quoique nous sachions qu’il est notre ami, qu’il ne fait cela que par jeu et qu’il se gardera bien de nous faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine à nous empêcher de les fermer ; ce qui montre que ce n’est point par l’entremise de notre âme qu’ils se ferment puisque c’est contre notre volonté, laquelle est sa seule ou du moins sa principale action, mais que c’est à cause que la machine de notre corps est tellement composée que le mouvement de cette main vers nos yeux excite un autre mouvement en notre cerveau, qui conduit les esprits animaux dans les muscles qui font abaisser les paupières.
Descartes, Les passions de l’âme, première partie (1649).

Analyse.
L’objet de l’article est de continuer à mettre en lumière la diversification des mouvements.
Comment l’action des objets extérieurs produit une diversité d’effets sur les esprits animaux ? À cette question Descartes répond ici en ajoutant que les objets sont vus grâce aux mouvements qui, des nerfs, traversent les corps transparents, et, touchant les nerfs optiques, se transmettent au cerveau d’où part la communication à l’âme. Il paraît difficile de comprendre pourquoi la perception se ferait à partir du cerveau plutôt qu’à partir de l’objet lui-même.
L’analyse de la perception visuelle sert de modèle pour rendre compte des perceptions des autres sens, de la sensation de chaleur, des sentiments comme la douleur, ainsi que des appétits intérieurs comme la faim et la soif.
Les mouvements ainsi pensés permettent deux actions différentes. Premièrement, l’âme peut avoir des représentations des objets ou des sentiments ou affects – ce que Descartes nomme des sentiments, terme qui marque le caractère passif et en même temps affectif des états mentaux. Deuxièmement, le corps peut se mouvoir sans l’âme dans une action en retour qu’on se gardera d’identifier avec des réflexes (cf. Canguilhem, La formation du concept de réflexe au XVII° et au XVIII° siècle, 1955). Pour le prouver Descartes prend l’exemple de ce que nous considérons comme un réflexe, le réflexe palpébral. Il décrit le phénomène à partir du mouvement de la main d’un ami dont on connaît les intentions amicales. Le mouvement des paupières est difficile à réprimer remarque-t-il. Ce qui montre que l’âme n’a rien à y voir, c’est que ce mouvement se fait contre la volonté : il est donc involontaire, purement mécanique, il ne présuppose aucune âme.
Il s’agit donc pour Descartes de montrer comment un phénomène qu’on peut qualifier de vital se résout en pures mouvements mécaniques. D’où la référence à « la machine de notre corps ». Descartes précise le mécanisme qui va de la main aux yeux, puis au cerveau avec retour vers les paupières par l’intermédiaire des esprits animaux.



Descartes, Les passions de l'âme, analyse de l'article 12

Texte.
Art. 12. Comment les objets de dehors agissent contre les organes des sens.
Il reste encore ici à savoir les causes qui font que les esprits ne coulent pas toujours du cerveau dans les (337) muscles en même façon, et qu’il en vient quelquefois plus vers les uns que vers les autres. Car, outre l’action de l’âme, qui véritablement est en nous l’une de ces causes, ainsi que je dirai ci-après, il y en a encore deux autres qui ne dépendent que du corps, lesquelles il est besoin de remarquer. La première consiste en la diversité des mouvements qui sont excités dans les organes des sens par leurs objets, laquelle j’ai déjà expliquée assez amplement en la Dioptrique ; mais afin que ceux qui verront cet écrit n’aient pas besoin d’en avoir lu d’autres, je répéterai ici qu’il y a trois choses à considérer dans les nerfs, à savoir : leur mœlle, ou substance intérieure qui s’étend en forme de petits filets depuis le cerveau, d’où elle prend son origine, jusques aux extrémités des autres membres auxquelles ces filets sont attachés ; puis les peaux qui les environnent et qui, étant continues avec celles qui enveloppent le cerveau, composent de petits tuyaux dans lesquels ces petits filets sont enfermés ; puis enfin les esprits animaux qui, étant portés par ces mêmes tuyaux depuis le cerveau jusques aux muscles, sont cause que ces filets y demeurent entièrement libres et étendus, en telle sorte que la moindre chose qui meut la partie du corps où l’extrémité de quelqu’un d’eux est attachée, fait mouvoir par même moyen la partie du cerveau d’où il vient, en même façon que lorsqu’on tire un des bouts d’une corde on fait mouvoir l’autre. (338)
Descartes, Les passions de l’âme, première partie (1649).

Analyse.
L’objet de l’article est de commencer à rendre compte de la diversification du mouvement des esprits animaux et donc des mouvements du corps.
Descartes donne trois causes du phénomène. La première cause est l’action de l’âme dont il annonce qu’il traitera ultérieurement. Les deux autres sont corporels.
Descartes commence l’explication de la première cause corporelle qui se continue à l’article 13. Il s’agit du rôle des objets sur les sens. La seconde apparaît à l’article 14.
Dans l’article 12, Descartes rappelle les résultats de sa Dioptrique en termes d’explication de l’appareil nerveux. Il distingue trois éléments dans les nerfs. Premièrement, une moelle composée de petits filets, deuxièmement son recouvrement par une gaine que Descartes compare à des tuyaux et troisièmement les esprits animaux. Ainsi, les objets des sens agissant sur les nerfs en transmettent le mouvement immédiatement au cerveau.
L’article présente donc les linéaments d’une explication mécanique de la perception.