samedi 29 avril 2017

Tocqueville, courte biographie

Alexis-Henri-Charles Clérel, comte de  Tocqueville est né à Paris le 29 juillet 1805 dans une famille d’aristocrates normands viscéralement opposés à la révolution française. Il étudie le droit et entre à 22 ans dans la magistrature.
Il a 26 ans lorsqu’il est envoyé avec Gustave de Beaumont (1802-1866) aux États-Unis pour y étudier le système carcéral. Son séjour dure du 11 avril 1831 au 20 février 1832. Il y trouvera la matière de son célèbre ouvrage, De la démocratie en Amérique, qu’il publie en 1835 pour le premier tome et 1840 pour le second. Entre temps, il publie en 1836 L’état social et politique de la France.
Il devient député de la Manche en 1839 puis conseiller général de la Manche en 1842 sous la monarchie de Juillet. Les journées révolutionnaires des 22 au 25 février 1848 instaure la République, la seconde. Tocqueville approuve la répression sanglante des ouvriers en juin 1848, massacrés par les troupes coloniales (4000 morts et 4000 déportés en Algérie). Il est élu à l’assemblée constituante en juillet et s’inscrit dans le parti de l’Ordre, c’est-à-dire des conservateurs. En 1849, il devient président du conseil général de la Manche. Puis, il est ministre des affaires étrangères du nouveau président, Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873). Hostile au coup d’État du 2 décembre 1851 fomenté par le président et à l’instauration du IIème empire le 2 décembre 1852, Tocqueville se retire dans son château de Tocqueville espérant dans le comte de Chambord, héritier du trône de France. Il publie en 1856 la première partie de L’Ancien régime et la révolution, la seconde partie est inachevée.

Il meurt à Cannes le 16 avril 1859.

mercredi 26 avril 2017

La gauche

Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n'est certainement pas un homme de gauche. C’est une riposte, ce n’est pas encore une idée. À réfléchir, peut-être, je m’en vais réconcilier tout le monde dans l’amour de la patrie ; car il y a de grands et pressants problèmes, qui nous tiennent unis : défense commune, prospérité́, industrie, transports, monnaie, colonies, travaux publics, sans compter l’ordre de la rue. Cela est pressant j’en conviens, comme manger et dormir ; cela n’est pas respectable ; ces sages pensées ne me réchauffent pas le cœur. Si c’est pour cela que je suis né, pour garder mon lit, mon fauteuil, ma bourse, et mon plaisir, autant vaudrait boire ; et tout genre d’ivresse incline à droite. Croyez-moi, je sais ce que c’est ; et je serais un homme de droite, très cohérent et même très fort, si je voulais bien. Je sais le moyen de plaire à cet homme d’ailleurs charmant qui tourne autour de moi, comme un recruteur. « Il faut voir, dit-il, les réalités ; et l’Allemagne, et l’Italie, et la Russie. Et la crise des affaires ? Et la crise de l’autorité́ ? Vous profitez de ces choses, mon cher ; vous vivez de respect ; il ne faut plus qu’un petit mouvement, laissez- vous faire. » Eh ! Diable ! je le sais bien. La pesanteur me tient ; il n’est pas difficile de tomber.
L’homme est moyen ; l’homme est mélange ; l'homme est du centre, et tous reviennent là, comme ces radicaux, dont je ne suis pas sûr de ne pas être, qui ont battu en retraite avec plus ou moins de dignité́, quand ils ont vu le franc fondre dans leur bourse. Les hommes de droite ont aussi de ces mouvements naturels ; et, chose remarquable, ces mouvements sont plus honorables en eux qu’en nous ; eux, ils reviennent à l’idée de nettoyer tout de même un peu les taudis, de faire des crèches pour l'allaitement, entendez bien l’allaitement des petits d’homme, et autres concessions au frère inferieur. C’est ainsi qu’un général s’intéresse au rata. En quoi il trahit, car où cela ne mènerait-il pas ? L’homme de gauche, au contraire, trahit lorsqu’il ne pense pas au rata. Cela ne définit pas mal les deux hommes, il me semble.
Je conviens que les hommes se ressemblent beaucoup quant à leurs actions ; cela vient de ce qu’ils sont tenus fort serrés par la commune nécessité. Il faut toujours bien revenir à une humanité́ assez inhumaine. Le révolutionnaire sera général aussi ; il connaitra lui aussi une certaine manière d’aimer son semblable, un peu comme on aime les côtelettes. Mais l’homme n'est pas là, dans cette position contrainte ; l’homme sous les débris d’une maison n’est plus guère un homme ; il fait ce qu’il peut ; il prend la forme qui lui est laissée. Qu’il se remette droit, je le jugerai alors d’après ses pensées chéries. Je le juge d’après ce qu’il voudrait être.
Il y a un lyrisme de droite et un héros de droite, comme il y a un lyrisme de gauche, et un héros de gauche. L’un en face de l'autre ils sont comme la nuit et le jour, comme le bien et le mal. Vous dites que cette pensée est enfantine ; cette opinion est de droite. Il n’y a jamais de doute, et les réactions sont vives et claires. Servir en commandant, imaginer d’après cela une vie sans peur et sans reproche, à la manière de Bayard, à qui la fidélité́ et le courage suffisaient ; et d’y penser seulement, quand on manquerait de tour de poitrine, sentir ses yeux mouillés de larmes, voilà̀ le lyrisme de droite. Je ne le diminue pas. Observez, et vous verrez que l’amour de la patrie est une absolution pour toute injustice. L’homme est beau quand il paie de sa vie cette arrogante promesse à soi. Mais si Bayard n’est pas mourant au pied de l’arbre, je deviens froid comme un usurier. Il est trop facile de payer d’une mort imaginaire une vie bien réelle de puissance, de jouissance, de sévérité́, et de mépris. Quiconque se donne ce lyrisme, et se prépare ce pardon, celui-là̀ est de droite.
Est de gauche, au contraire, le héros d’intelligence. Je ne veux pas dire qu’il soit très intelligent, ni très savant ; on peut être très intelligent et trahir l’esprit dix fois par jour. Le héros d’intelligence se dit, en ses meilleurs moments, que l’honneur de l’homme serait de vivre selon le vrai, quoi qu’il lui en puisse coûter ; et que la première trahison est de se boucher les yeux à ce qui le gêne, prenant même l’ironique précaution de se dire et de dire que nul ne peut connaitre le vrai. Ponce Pilate, demandant : « Qu’est-ce que la vérité́ ? » était-il assez homme de droite ! Et cette ironie est bien forte. Malheureusement pour Ponce Pilate, il se trouve des cas où la vérité est simple comme tout ; le plus âne des hommes ne s’y trompera que s’il le veut bien. Exemple, l’affaire Dreyfus. Aussi quelle coupure ! Nos Ponce Pilate en saignent encore. Or les choses en sont là et toujours là ; vienne l’occasion ; les partis sont pris ; et voilà̀ la coupure.
Alain, Propos de décembre 1930


mardi 18 avril 2017

Textes : Une société peut-elle se passer d'État ?

Il n’y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du « chef » sauvage ne préfigure en rien celle d’un futur despote. Ce n’est certainement pas de la chefferie primitive que peut se déduire l’appareil étatique en général.
En quoi le chef de la tribu ne préfigure-t-il pas le chef d’État ? En quoi une telle anticipation de l’État est-elle impossible dans le monde des Sauvages ? Cette discontinuité radicale – qui rend impensable un passage progressif de la chefferie primitive à la machine étatique – se fonde naturellement sur cette relation d’exclusion qui place le pouvoir politique à l’extérieur de la chefferie. Ce qu’il s’agit de penser, c’est un chef sans pouvoir, une institution, la chefferie, étrangère à son essence, l’autorité. Les fonctions du chef, telles qu’elles ont été analysées ci-dessus, montrent bien qu’il ne s’agit pas de fonctions d’autorité. Essentiellement chargé de résorber les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne dispose, pour rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se limitent à l’usage exclusif de la parole : non pas même pour arbitrer entre les parties opposées, car le chef n’est pas un juge, il ne peut se permettre de prendre parti pour l’un ou l’autre ; mais pour, armé de sa seule éloquence, tenter de persuader les gens qu’il faut s’apaiser, renoncer aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente. Entreprise jamais assurée de la réussite, pari chaque fois incertain, car la parole du chef n’a pas force de loi. Que l’effort de persuasion échoue, alors le conflit risque de se résoudre dans la violence et le prestige du chef peut fort bien n’y point survivre, puisqu’il a fait la preuve de son impuissance à réaliser ce que l’on attend de lui.
Pierre Clastres (1934-1977), La société contre l’État, chapitre 11 : la société contre l’État, Éditions de minuit, 1974, pp. 175-176.

Partout, sous les latitudes les plus variées, et ce sans une seule exception, c’est, dans les vestiges de sociétés d’avant l’État que nous sommes à même d’observer la même double observation, aussi diverse en ses expressions que monotone en sa teneur dernière, d’une dépossession radicale des hommes quant à ce qui détermine leur existence et d’une permanence intangible de l’ordre qui les rassemble. Nous ne sommes pour rien dans ce qui est. Notre manière de vivre, nos règles, nos usages, ce que nous savons, c’est à d’autres que nous le devons, ce sont des êtres d’une autre nature que nous, des Ancêtres, des Héros, des Dieux, qui les ont établis ou instaurés. Nous ne faisons que les suivre, les imiter ou répéter ce qu’ils nous ont appris. Par essence, en d’autres termes, tout ce qui règle les travaux et les jours est reçu ; grandes obligations et menus gestes, toute l’armature dans laquelle se coule la pratique des présents-vivants procède d’un passé fondateur que le rite vient en permanence réactiver comme inépuisable source et réaffirmer dans son altérité sacrée.
Marcel Gauchet (né en 1946), Le désenchantement du monde, 1985, Folio essais, 2005, pp. 46-47.

À la fin, — on peut le déclarer avec assurance, — la défiance envers tout gouvernement, l’intelligence de ce qu’ont d’inutile et d’exténuant ces luttes à courte haleine, devront porter les hommes à une résolution toute neuve : à la suppression de l’opposition « privée et publique ». Les sociétés privées tireront à elles pas à pas les affaires d’État : même la pièce la plus solide qui restera du vieux travail de gouvernement (cette fonction, par exemple, qui doit garantir les particuliers contre les particuliers) sera finalement un jour assurée par des entrepreneurs privés. Le décri, la décadence et la mort de l’État, l’affranchissement de la personne privée (je n’ai garde de dire : de l’individu) est la conséquence de l’idée démocratique de l’État ; en cela consiste sa mission. Une fois accomplie sa tâche — qui comme toute chose humaine porte en son sein beaucoup de raison et de déraison, — une fois vaincus tous les retours de l’ancienne maladie, un nouveau feuillet se déroulera dans le fablier de l’humanité, sur lequel on lira toutes sortes d’histoires étranges et peut-être aussi quelques bonnes choses.
Nietzsche, Humain trop humain (1878), § 472 (extrait)

Le seul moyen d’établir pareille puissance commune, capable de défendre les humains contre les invasions des étrangers et les préjudices commis aux uns par les autres et, ainsi, les protéger de telle sorte que, par leur industrie propre et les fruits de la terre, ils puissent se suffire à eux-mêmes et vivre satisfaits, est de rassembler [to conferre] toute leur puissance et toute leur force sur un homme ou sur une assemblée d’hommes qui peut, à la majorité des voix, ramener toutes leurs volontés à une seule volonté ; ce qui revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée d’hommes, pour porter leur personne ; et chacun fait sienne et reconnaît être lui-même l’auteur de toute action accomplie ou causée par celui qui porte leur personne, et relevant de ces choses qui concernent la paix commune et la sécurité ; par là même, tous et chacun d'eux soumettent leurs volontés à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que le consentement ou la concorde ; il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, faite par convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chaque individu devait dire à tout individu : j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude, ainsi unie en une personne une, est appelée un ÉTAT, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt (pour parler avec plus de déférence) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense. En effet, en vertu du pouvoir [authority] conféré par chaque individu dans l’État, il dispose de tant de puissance et de force assemblées en lui que, par la terreur qu’elles inspirent, il peut conformer la volonté de tous en vue de la paix à l’intérieur et de l’entraide face aux ennemis de l’étranger. En lui réside l’essence de l’État qui est (pour le définir) une personne une dont les actes ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes, chacun des membres d'une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l'estimera convenir à leur paix et à leur défense commune.
Celui qui est dépositaire de cette personne est appelé SOUVERAIN et l’on dit qu’il a la puissance souveraine ; en dehors de lui, tout un chacun est son SUJET.
Il existe deux moyens pour parvenir à cette puissance souveraine. Le premier, par la force naturelle : tout comme un homme le fait de ses enfants afin qu'ils se soumettent, et leurs enfants, à son gouvernement, en tant qu’il peut les exterminer s’ils refusent ; ou bien que, par la guerre, il assujettisse ses ennemis à sa volonté, leur laissant la vie sauve à cette condition même. Le second est quand les humains sont d’accord entre eux pour se soumettre à un homme quelconque, ou à une assemblée d’hommes, volontairement, lui faisant confiance pour qu’il les protège contre tous les autres. Ce dernier peut être appelé un État politique et État d’institution ; et le premier, un État d’acquisition.
Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, livre II, § 17, Traduction Gérard Mairet, pp. 287-289.

L’État n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas davantage « la réalité de l'idée morale », « l’image et la réalité de la raison », comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d'un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’« ordre » ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État. […]
Comme l’État est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’État antique était avant tout l’État des propriétaires d’esclaves pour mater les esclaves, comme l’État féodal fut l’organe de la noblesse pour mater les paysans serfs et corvéables, et comme l’État représentatif moderne est l’instrument de l'exploitation du travail salarié par le capital."
Friedrich Engels (1820-1895), L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), trad. J. Stern et Cl. Mainfroy, Éditions sociales, 1983, pp. 281 et 283-284

Des fondements de l’État tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte pour qu’il vive autant que possible en sécurité c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d'une Raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté.
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, ch. XX, Trad. Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, p. 329.

Comme l’indique le titre, l’auteur s’est proposé d’analyser deux concepts, celui de la Gemeinschaft et celui de la Gesellschaft. Ce sont les deux modes de groupement que l’on observe chez les hommes, les deux formes de la vie sociale. Caractériser chacune d’elles et déterminer leurs rapports, tel est l’objet de cette étude.
La Gemeinschaft, c’est la communauté. Ce qui la constitue, c’est une unité absolue qui exclut la distinction des parties. Un groupe qui mérite ce nom n’est pas une collection même organisée d’individus différents en relation les uns avec les autres ; c’est une masse indistincte et compacte qui n’est capable que de mouvements d’ensemble, que ceux-ci soient dirigés par la masse elle-même ou par un de ces éléments chargé de la représenter. C’est un agrégat de consciences si fortement agglutinées qu’aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres. C’est en un mot la communauté ou, si l’on veut, le communisme porté à son plus haut point de perfection. Le tout seul existe ; seul il a une sphère d’action qui lui soit propre. Les parties n’en ont pas.
Ce qui tient les individus unis et confondus dans ce cas, c’est ce que l’auteur appelle Verständnis (consensus). C’est l’accord silencieux et spontané de plusieurs consciences qui sentent et pensent de même, qui sont ouvertes les unes aux autres, qui éprouvent en commun toutes leurs impressions, leurs joies comme leurs douleurs, qui, en un mot, vibrent à l’unisson. Cette harmonie ne se produit pas à la suite d’une entente préalable, d’un contrat antérieurement débattu et portant sur des points déterminés. Mais elle est un produit nécessaire de la nature des choses, de l’état des esprits. Quand les conditions sont favorables et que le germe d’où elle naît est donné, elle croît et se développe par une sorte de végétation spontanée.
Pour que les consciences soient à ce point confondues, pour qu'elles participent ainsi à la vie les unes des autres, il faut qu’elles soient de même nature, ou qu’il y ait du moins entre elles de grandes ressemblances, et voilà pourquoi la communauté du sang est la source par excellence de toute espèce de communauté. En d’autres termes, le type le plus parfait de l’espèce de groupe que nous sommes en train d’analyser c’est la famille et la famille en est en même temps le germe. C’est d’elle qu'est née toute espèce de communauté, et puisqu’elle a sa source dans la constitution physiologique de l’homme, il en est de même de la Gemeinschaft. Celle-ci est donc d’origine absolument naturelle, c’est un groupement organique et, comme on le verra, c’est par ce caractère qu’elle se distingue essentiellement de la Gesellschaft.
Dans de telles sociétés où les individus ne sont pas distingués les uns des autres, la propriété est naturellement commune. Tout le groupe travaille en commun et jouit en commun. Il n’y a même pas propriété au sens moderne du mot, mais possession (Besitz) et possession collective. Partant pas d’échange. L’échange entre deux ou plusieurs familles indépendantes se conçoit, il est vrai, sans peine, mais non entre les membres d’une même famille. Les choses possédées en commun ne circulent pas, mais elles restent immuables, attachées au groupe. Aussi la propriété par excellence est-elle alors celle du sol. Les services des particuliers ne sont pas salariés, c'est-à-dire vendus pour un prix débattu. Chacun travaille, non en vue d’une rétribution, mais parce que c’est sa fonction naturelle, et il reçoit en retour une part de jouissance que détermine, non la loi de l’offre et de la demande, mais la tradition, le sentiment du groupe représenté généralement par la volonté du chef. (…)
Mais nous connaissons un autre mode de groupement c’est celui que nous pouvons observer dans les grandes villes des grandes sociétés contemporaines. C’est là qu’il faut observer, presque à l’état de pureté, ce que M. Tönnies appelle la Gesellschaft.
La Gesellschaft implique « un cercle d'hommes qui, comme dans la Gemeinschaft, vivent et habitent en paix les uns à côté des autres mais, au lieu d’être essentiellement unis, sont au contraire essentiellement séparés, et tandis que dans la Gemeinschaft ils restent unis malgré toutes les distinctions, ici ils restent distincts malgré tous les liens. Par conséquent, il ne s’y trouve pas d’activités qui puissent être déduites d’une unité existant a priori et nécessairement et qui expriment la volonté et l’esprit de cette unité... Mais chacun est ici pour soi et dans un état d’hostilité vis-à-vis des autres. Les divers champs d’activité et de pouvoir sont fortement déterminés les uns par rapport aux autres de sorte que chacun interdit aux autres tout contact et toute immixtion... Personne ne fera rien pour autrui à moins que ce ne soit en échange d’un service similaire ou d’une rétribution qu'il juge être l’équivalent de ce qu’il donne... Seule la perspective d’un profit peut l’amener à se défaire d’un bien qu’il possède. »
C’est, on le voit, l’antipode de la Gemeinschaft. Les consciences, naguère confondues, sont ici différenciées et même opposées les unes aux autres. (…) Suivant l’auteur, ces deux types de vie sociale, que l’on oppose sans cesse et que l’on présente comme exclusifs l’un de l’autre ont tous deux existé et se sont successivement développés au cours de l’histoire. Le second est né du premier : la Gesellschaft de la Gemeinschaft. Comment s’est faite cette filiation ? C’est que la pénétration des consciences que supposait la communauté n’était possible que dans des groupes peu étendus, Car c’est à cette condition seulement qu'on peut se connaître assez intimement. À mesure que les agrégats sociaux sont devenus plus volumineux, la société a pesé moins lourdement sur l'individu. Celui-ci s’est donc trouvé tout naturellement émancipé et c’est de ce spectacle que nous sommes actuellement les témoins. L’émancipation est d’ailleurs progressive ; les débuts en remontent loin derrière nous, et rien ne permet de croire que nous en avons sous les yeux les résultats derniers et définitifs.
Émile Durkheim, « Communauté et société selon Tonnies », extrait de la Revue philosophique, 27, 1889, pp. 416 à 422. Reproduit in Émile Durkheim, Textes. 1. Éléments d’une théorie sociale, p. 383 à 390, Éditions de Minuit, 1975.

(Tönnies Ferdinand [1855-1936], Gemeinschaft und Gesellschaft. Leipzig, 1887)