lundi 8 mai 2017

Pour saluer l'arrivée de Macron à la présidence

Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche. C’est une riposte, ce n’est pas encore une idée. À réfléchir, peut-être, je m’en vais réconcilier tout le monde dans l’amour de la patrie ; car il y a de grands et pressants problèmes, qui nous tiennent unis : défense commune, prospérité́, industrie, transports, monnaie, colonies, travaux publics, sans compter l’ordre de la rue. Cela est pressant j’en conviens, comme manger et dormir ; cela n’est pas respectable ; ces sages pensées ne me réchauffent pas le cœur. Si c’est pour cela que je suis né, pour garder mon lit, mon fauteuil, ma bourse, et mon plaisir, autant vaudrait boire ; et tout genre d’ivresse incline à droite. Croyez-moi, je sais ce que c’est ; et je serais un homme de droite, très cohérent et même très fort, si je voulais bien. Je sais le moyen de plaire à cet homme d’ailleurs charmant qui tourne autour de moi, comme un recruteur. « Il faut voir, dit-il, les réalités ; et l’Allemagne, et l’Italie, et la Russie. Et la crise des affaires ? Et la crise de l’autorité́ ? Vous profitez de ces choses, mon cher ; vous vivez de respect ; il ne faut plus qu’un petit mouvement, laissez- vous faire. » Eh ! Diable ! je le sais bien. La pesanteur me tient ; il n’est pas difficile de tomber.
L’homme est moyen ; l’homme est mélange ; l’homme est du centre, et tous reviennent là, comme ces radicaux, dont je ne suis pas sûr de ne pas être, qui ont battu en retraite avec plus ou moins de dignité́, quand ils ont vu le franc fondre dans leur bourse. Les hommes de droite ont aussi de ces mouvements naturels ; et, chose remarquable, ces mouvements sont plus honorables en eux qu’en nous ; eux, ils reviennent à l’idée de nettoyer tout de même un peu les taudis, de faire des crèches pour l’allaitement, entendez bien l’allaitement des petits d’homme, et autres concessions au frère inferieur. C’est ainsi qu’un général s’intéresse au rata. En quoi il trahit, car où cela ne mènerait-il pas ? L’homme de gauche, au contraire, trahit lorsqu’il ne pense pas au rata. Cela ne définit pas mal les deux hommes, il me semble.
Je conviens que les hommes se ressemblent beaucoup quant à leurs actions ; cela vient de ce qu’ils sont tenus fort serrés par la commune nécessité. Il faut toujours bien revenir à une humanité́ assez inhumaine. Le révolutionnaire sera général aussi ; il connaitra lui aussi une certaine manière d’aimer son semblable, un peu comme on aime les côtelettes. Mais l’homme n’est pas là, dans cette position contrainte ; l’homme sous les débris d’une maison n’est plus guère un homme ; il fait ce qu’il peut ; il prend la forme qui lui est laissée. Qu’il se remette droit, je le jugerai alors d’après ses pensées chéries. Je le juge d’après ce qu’il voudrait être.
Il y a un lyrisme de droite et un héros de droite, comme il y a un lyrisme de gauche, et un héros de gauche. L’un en face de l’autre ils sont comme la nuit et le jour, comme le bien et le mal. Vous dites que cette pensée est enfantine ; cette opinion est de droite. Il n’y a jamais de doute, et les réactions sont vives et claires. Servir en commandant, imaginer d’après cela une vie sans peur et sans reproche, à la manière de Bayard, à qui la fidélité́ et le courage suffisaient ; et d’y penser seulement, quand on manquerait de tour de poitrine, sentir ses yeux mouillés de larmes, voilà̀ le lyrisme de droite. Je ne le diminue pas. Observez, et vous verrez que l’amour de la patrie est une absolution pour toute injustice. L’homme est beau quand il paie de sa vie cette arrogante promesse à soi. Mais si Bayard n’est pas mourant au pied de l’arbre, je deviens froid comme un usurier. Il est trop facile de payer d’une mort imaginaire une vie bien réelle de puissance, de jouissance, de sévérité́, et de mépris. Quiconque se donne ce lyrisme, et se prépare ce pardon, celui-là̀ est de droite.
Est de gauche, au contraire, le héros d’intelligence. Je ne veux pas dire qu’il soit très intelligent, ni très savant ; on peut être très intelligent et trahir l’esprit dix fois par jour. Le héros d’intelligence se dit, en ses meilleurs moments, que l’honneur de l’homme serait de vivre selon le vrai, quoi qu’il lui en puisse coûter ; et que la première trahison est de se boucher les yeux à ce qui le gêne, prenant même l’ironique précaution de se dire et de dire que nul ne peut connaitre le vrai. Ponce Pilate, demandant : « Qu’est-ce que la vérité́ ? » était-il assez homme de droite ! Et cette ironie est bien forte. Malheureusement pour Ponce Pilate, il se trouve des cas où la vérité est simple comme tout ; le plus âne des hommes ne s’y trompera que s’il le veut bien. Exemple, l’affaire Dreyfus. Aussi quelle coupure ! Nos Ponce Pilate en saignent encore. Or les choses en sont là et toujours là ; vienne l’occasion ; les partis sont pris ; et voilà̀ la coupure.
Alain, Propos de décembre 1930



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