dimanche 4 juin 2017

Leçon sur le goût et la beauté

S’il est une opinion unanimement partagée, c’est qu’en matière de goût et de beauté, toutes les opinions se valent. Cela n’interdit pas les jugements relativement unanimes sur telle nourriture ou sur la beauté de telle “star”. De même, on ne discute guère de la laideur de Boris Karloff lorsqu’il joue la créature de Frankenstein.
Ce relativisme de façade qui n’interdit donc pas les jugements péremptoires est contradictoire comme tout relativisme. Si toutes les opinions se valent, l’opinion selon laquelle le goût et le beau ne sont pas relatifs est tout autant valable. Et c’est précisément ce qu’on refuse. Et comment refuser la distinction entre les grandes œuvres et les simples gribouillis ?
Il faut donc interroger la question du goût et de la beauté. D’où peut provenir leur apparente confusion ? Quelle est l’essence de la beauté ?

Le goût semble distinct de la beauté. Seules les choses vues ou entendues sont belles. On ne parle pas d’une belle saveur. Au sens propre, le goût désigne premièrement un des cinq sens et deuxièmement les qualités de ce sens. On parle du goût d’un plat. Au sens figuré on dit troisièmement de quelqu’un qu’il a du goût pour quelque chose, c’est-à-dire qu’il a un désir ou un penchant pour quelque chose qui n’est pas nécessairement une saveur. Enfin, quatrièmement, dire de quelqu’un qu’il a du goût c’est estimer qu’il a le sens de la beauté. D’où vient cette métaphore ?
Le sentiment de la beauté n’est pas le simple plaisir qu’on peut nommer l’agréable. Ce dernier repose sur le désir. Il est relatif non seulement aux individus mais même à différents moments de l’existence de l’individu. L’agréable est l’objet d’une appropriation personnelle qui exclut autrui. Ce qui me plait n’a pas à plaire aux autres puisqu’il faut que je me l’approprie. Je puis même être satisfait que ce qui me plaît ne plaise pas aux autres. Et si me plaît ce qui plaît aux autres, c’est par le mimétisme du désir qu’on peut alors avec René Girard dans La violence et le sacré (1972) distinguer du besoin mais qui n’a rien à voir avec le goût. En effet, avoir du goût, c’est revendiquer la valeur de son jugement. La métaphore du goût peut provenir de la nécessité que le sujet lui-même éprouve la beauté. En effet, s’il est possible d’accepter toutes les vérités qui se déduisent d’un principe même si on ne les connaît pas ou la moralité d’un acte qu’on n’a ni vu ni vécu, la beauté d’une chose naturelle, d’une œuvre d’art, etc. n’est possible pour chacun que si et seulement je l’éprouve autrement dit que j’en fais l’expérience.
La beauté, en première analyse, est indépendante du désir. On apprécie la beauté de ce qu’on ne peut désirer. Par exemple, un paysage ou un coucher de soleil qu’on juge beau n’est jamais l’objet d’un désir possible. On apprécie aussi ce qu’on peut désirer mais qu’on ne désire pas sur le moment. Par exemple, une belle personne. Et il arrive qu’on ne juge pas beau ce qu’on désire. Par exemple, la personne qu’on aime. Distinguer le beau de l’agréable comme Kant le soutient dans la Critique de la faculté de juger (§ 7) paraît donc essentiel. Alors que l’agréable est personnel et que pour lui l’adage « des goûts et des couleurs on ne discute pas » est valable, le beau donne lieu à un jugement qui exige l’universel. Autrement dit, lorsqu’on juge qu’une chose est belle, on exige des autres le même jugement quelques nombreux qu’ils soient à juger différemment. C’est pour cela qu’à propos du beau on discute. On dénie à celui qui n’a pas notre goût de ne pas en avoir. Et si on se résigne à se référer à l’adage, c’est par défaut.
Est-ce à dire qu’on peut démontrer qu’une chose, une personne ou une œuvre est belle ? La métaphore du goût s’explique-t-il par l’impossibilité de démontrer la beauté ?

À plusieurs reprises dans ces dialogues, Platon a présenté la Forme ou l’Idée de la beauté comme une réalité que ne peut saisir que l’intellect. Dans La République (livres V, VI et VII), il laisse entendre qu’on peut la dériver de l’Idée ou Forme première qui est celle du Bien. Il serait possible de démontrer la Forme de la Beauté mais non que telle ou telle chose est belle. Dans le Phèdre (250d-e), il précise que la beauté a un privilège sur les autres Formes ou Idées : c’est la seule qui se manifeste dans le sensible et qui permet à l’âme, par l’émotion qui est la sienne, de sentir que la vérité est ailleurs. Cette intuition de la beauté variable selon les hommes explique la relativité des jugements de fait mais implique son illégitimité en droit. Qui a vu la beauté la connaît et la reconnaît dans les choses belles. Mais elles ne le sont pas toutes au même point et ne peuvent l’être pleinement sans quoi elle serait la Beauté elle-même. Il y a donc dans toute chose, dans toute œuvre, dans toute personne une certaine absence nécessaire de beauté qui peut être ce qu’un individu saisit. Il est clair qu’une telle conception exclut que la Beauté puisse être de l’ordre du goût. Platon exclut que la beauté dans l’hypothèse où elle produit du plaisir puisse être autre que visuelle ou auditive comme on le voit dans l’Hippias majeur.
Pour élégante qu’elle soit la conception platonicienne se heurte à une objection : l’universalité de la Beauté repose sur une intuition qui serait le privilège d’un petit nombre, ce qui enveloppe une sorte de diallèle : comment justifier un tel privilège sans présupposer que la Beauté est une Forme intelligible qu’on ne peut que percevoir ? Le philosophe platonicien ne s’attribue-t-il pas une vision qu’il dénie aux autres sans aucun fondement ?
Que la beauté ait une dimension intellectuelle peut plutôt se penser comme harmonie, adéquation des parties et du tout, des moyens et des fins. À ce compte, la beauté serait l’objet d’une saisie au moins confuse d’une relation intellectuelle. On peut comprendre que les mathématiciens parlent de la beauté ou de l’élégance d’une démonstration qu’ils sont les seuls à percevoir. En droit, quiconque peut, en faisant des mathématiques, arriver à cette perception. Le plaisir que suscite la beauté serait de nature plutôt intellectuelle. Il faut le distinguer des plaisirs dus au prestige social, aux évocations, etc. Par exemple, un morceau de musique incompris peut plaire parce qu’il évoque un souvenir, une personne, etc. Il peut plaire parce qu’il a une valeur sociale qui classe celui qui le goûte ou tout au moins le prétend. Ce n’est pas alors un plaisir esthétique. Kant en ce sens a eu raison, dans la Critique de la faculté de juger (§ 16 et § 17), de distinguer la beauté libre de la beauté adhérente. La seconde mêle au pur sentiment esthétique un autre plaisir d’une autre nature ou le concept de l’objet.
Mais la beauté a une dimension sensible. N’est-ce donc pas une dimension essentielle ?

On peut concilier la dimension intellectuelle et la dimension sensible de la beauté comme Hegel dans son Esthétique. Il prend comme modèle de toute beauté l’œuvre d’art à l’exclusion de la nature ou de l’objet technique. En elle la beauté se situe dans l’adéquation entre l’idée et son expression sensible. Dès lors, l’œuvre d’art est le modèle de toute beauté en ce sens qu’en elle la possibilité même de la beauté se réalise. Et la beauté non artistique en est dérivée en ce sens que la nature ou les personnes et les objets techniques sont considérées comme beaux lorsqu’ils sont considérés à la façon des œuvres d’art.
Penser la beauté à partir de l’œuvre d’art, c’est dès lors donner à l’idée non pas le sens général d’idée, mais celle d’un contenu. Il est dans ce que les peuples considèrent comme fondamentales. On comprend ainsi la diversité des œuvres d’arts et la diversité des formes de la beauté. Il y a dès lors une incontestable dimension culturelle de la beauté si par culture on entend l’ensemble de ce dont un ou plusieurs peuples particuliers héritent. Là encore, la métaphore du goût se comprend comme expérience. Elle n’apparaît nullement nécessaire.

Toujours est-il que la beauté est appréhendée sans que les idées des œuvres d’art soient nécessairement comprises comme telles à supposer qu’il soit possible de les comprendre. Et inversement, on peut parfaitement comprendre ou croire comprendre l’idée que réalise une œuvre d’art et ne pas la trouver belle. Autrement dit, l’appréciation intellectuelle de la beauté n’est pas l’appréciation esthétique même si celle-là peut aider celle-ci dans la mesure où ne rien comprendre à une œuvre d’art (qu’on pense à une pièce de théâtre par exemple) paraît interdire d’en apprécier la beauté. Il n’est donc pas absurde de penser que la beauté est affaire de goût, c’est-à-dire d’une capacité sensible ou qui a une dimension de sensibilité dans l’appréhension de la beauté des œuvres.
Ne doit-on pas alors soutenir le relativisme qui s’appuie sur le vieux proverbe : « des goûts et des couleurs on ne discute pas » ? Mais justement, n’est-ce pas des goûts qu’on discute par excellence ? Qu’est-ce que discuter en matière de goût ? Est-ce démontrer ou manifester un différend ?

On peut penser avec Hume que le goût est affaire d’expertise. C’est la longue fréquentation des œuvres qui permet de former le goût et dès lors l’expert est la norme du goût comme il tente de le montrer dans l’essai du même nom (Four Dissertations, IV. Of the Standard of Taste, 1757). Hume fonde ainsi la critique esthétique, c’est-à-dire le discernement de la beauté, voire des autres sentiments esthétiques contre le relativisme. Mais en s’en tenant à un sentiment cultivé, il ne le distingue pas vraiment des autres sentiments, notamment du sentiment de la distinction sociale. Il ne peut même pas écarter le voile de la culture particulière du sujet.
La tentative pour épurer le sentiment esthétique au plus haut point est celle de Kant dans la Critique de la faculté de juger. Il sépare radicalement le sentiment esthétique qui est un plaisir désintéressé de l’agréable. Il se fonde alors sur l’accord des facultés humaines à la réception de la forme d’un objet. Son désintéressement explique son universalité, qu’il présente une finalité sans fin et enfin une nécessité subjective. Dès lors, la beauté naturelle comme la beauté artistique se comprennent, la première étant d’ailleurs plus fondamentale que la seconde dans la mesure où celle-ci implique toujours une intention. L’idée de génie, c’est-à-dire l’idée que c’est la nature qui crée en l’artiste, permet de rendre cohérente cette théorie de la beauté (cf. Critique de la faculté de juger, § 46).
Le goût esthétique est bien subjectif mais n’est en aucun cas relatif comme le goût des sens. Au contraire, il exige l’universalité. Il exige d’être cultivé, mais il se fonde sur une nature humaine universelle. Même le sauvage qui décore sa cabane selon Kant montre qu’il y a du goût en lui (cf. Critique de la faculté de juger, § 41). Enfin le goût esthétique ouvre la discussion dans la mesure où, différant de la connaissance, il ne permet nulle démonstration et donc nulle contrainte à se ranger à l’avis vrai. Aussi le différend ne peut jamais être trancher en matière de goût.
Il n’en reste pas moins vrai que le désintéressement supposé du goût esthétique le coupe du désir et coupe le désir d’une expression. La coupure est-elle si nette ? Quel sens peut-elle revêtir ?

Freud, notamment dans son étude sur Léonard (1453-1519) intitulé Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, a tenté de montrer que le tableau, La Vierge, l’enfant et la Sainte Anne (~1510-1519), exprime un désir homosexuel refoulé. Sans entrer dans les détails et les controverses qu’a suscitées cette interprétation, Freud a eu le mérite de ne pas séparer l’œuvre d’art du désir tout en l’articulant comme une expression du désir. Dans l’Introduction à la psychanalyse, il y voit une satisfaction substitutive du désir refoulé mais également un retour à la réalité qu’effectue l’artiste. Entre le plaisir esthétique et le plaisir que produit le désir il n’y a pas de solution de continuité.
Si donc on pense selon le mot de Stendhal repris par Nietzsche, que « la beauté est une promesse de bonheur », (Généalogie de la morale, III, 6), il faut renoncer à la détacher du plaisir. Mieux ! Il faut interpréter ce détachement du désir comme l’expression elle-même d’un désir diminué, appauvri, qui ne trouve à se satisfaire que dans cette diminution et cet appauvrissement, dans un désir mimétique qui est au fond l’envie, celle du plaisir pris à ce que les autres souffrent, c’est-à-dire ne réalisent pas leur désir.
L’œuvre d’art se présente bien alors comme le modèle de la promesse d’un désir réalisé. Promesse seulement. Promesse malgré tout. La métaphore du goût est celle de cette promesse, celle du plaisir avant d’être rassasié.



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