samedi 25 novembre 2017

Corrigé d'une dissertation : Le savoir abolit-il toute croyance ?

On oppose souvent le savant au croyant, qu’il soit religieux ou l’homme ordinaire. Le savoir abolit-il toute croyance ?
Il est vrai que si le savoir consiste à prouver ce qu’on avance, il abolit, c’est-à-dire supprime toute croyance, si on entend par là toute pensée qu’on affirme sans avoir cherché à la prouver.
Cependant, le savoir ne pouvant tout prouver, il ne paraît pas dans la possibilité d’abolir toute croyance dans la mesure où il faut bien admettre certaines pensées pour pouvoir chercher.
Le problème se pose donc de savoir s’il est possible de penser que le savoir abolit toute croyance ou bien s’il doit reposer sur certaines et alors lesquelles.



Le savoir abolit bien toute croyance car, une croyance, c’est toujours une pensée qui se donne comme vrai sans examen. Même lorsque le sujet l’exprime sous la forme atténuée du « je crois que… », ce n’est pas une hypothèse qui implique de refuser de croire pour véritablement s’interroger. Le savoir début donc avec la formulation d’hypothèse. C’est pourquoi, Alain dans ses Propos sur la religion écrivait que pour savoir, il faut « ne plus croire ».
En outre, le savoir constitué repose sur des preuves. Par exemple, alors que les anciens Grecs pensaient que la Terre était une déesse aux racines profondes comme Hésiode (fin VIII° av. J.-C), les savants de l’Antiquité ont forgé l’hypothèse d’une Terre sphérique et ont apporté diverses preuves. Donnons-en deux : lors des éclipses de lune, c’est toujours une forme courbe qu’on voit et c’est la forme de la Terre qui se réfléchit (Aristote, Du ciel, livre II, chapitre 14) ; lorsqu’un bateau apparaît à l’horizon, on voit une plus grande part du haut d’une tour que du rivage (Strabon, Géographie, livre I, chapitre 1). Dès lors, la croyance d’une Terre déesse disparaît au profit de l’idée d’un astre.

Toutefois, si le savoir abolit chaque croyance auquel il s’attaque, il ne peut abolir toute croyance dans la mesure où il n’est pas possible de tout prouver. Dès lors, n’y a-t-il pas des croyances qu’aucun savoir ne peut abolir ?


On peut donc avec Pascal, dans les Pensées (1670, posthume, n°110 Lafuma) considérer que la vérité ne peut pas être seulement connue par la raison, c’est-à-dire par la faculté qui nous fait démontrer ce qu’on avance, mais qu’elle doit être également connue par le cœur ou le sentiment. C’est lui qui, selon Pascal, permet de connaître les premiers principes, notamment dans les sciences, comme le temps, l’espace, le mouvement et le nombre. Ainsi, c’est par sentiment que nous connaissons le mouvement et le physicien ensuite comme Galilée peut établir la loi de la chute des corps, identique pour tous les corps quel que soit leur poids. On sait que l’astronome David Scott (né en 1932) l’a vérifié avec un marteau et une plume lors du voyage d’Apollo 15 sur la Lune en 1971.
Le savoir ne peut non plus abolir la croyance si on entend celle-ci au sens de la foi. En effet, lorsqu’on a foi en un ami par exemple, ce n’est pas après avoir mené une enquête. Pourquoi a-t-on un ami qui est telle personne ? On peut répondre comme Montaigne à propos de son ami La Boétie : « parce que c’était lui, parce que c’était moi » (Essais, I, 28, De l’amitié). La raison ne peut aller à l’encontre. C’est pour cela que Pascal écrivait dans ses Pensées que « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en milles choses » (n°423, Lafuma). En distinguant les raisons du cœur de la raison, Pascal veut dire qu’on peut être justifié dans sa croyance sans qu’il soit possible de l’établir.

Néanmoins, que la croyance en tant qu’elle repose sur le sentiment ne puisse être aboli par le savoir ne signifie nullement qu’on puisse ou doive en faire une source de vérité, ne serait-ce que parce la croyance varie en fonction des individus, des sociétés ou groupes sociaux ou des cultures. Ne peut-on pas alors considérer que le savoir abolit la croyance dans la mesure où elle fixe à l’individu des idées ?


C’est que le savoir exige de douter, c’est-à-dire de remettre en cause les croyances auxquelles on adhère sans réfléchir, sans examen. On ne peut même pas affirmer comme Diderot dans son article « Croire » de l’Encyclopédie, qu’il est légitime de croire lorsqu’on a bien examiné même si on se trompe. Car, on doit toujours douter, toujours remettre en cause même les savoirs établis : c’est à cette condition que le savoir abolit la croyance.
Ainsi, il ne s’agit pas de se méfier de nos amis, ni de déraciner tous les sentiments. Il s’agit de ne pas refuser d’envisager que les choses puissent être autres que ce que nos sentiments semblent nous dicter. C’est là le rôle de la philosophie selon Russell dans le chapitre XV intitulé « Valeur de la philosophie » de ses Problèmes de philosophie (1912). Elle n’est pas un savoir au sens d’un ensemble de réponses complètes et définitives. Mais elle est un savoir au sens d’un processus qui libère de l’enfermement où les croyances nous conduisent lorsqu’on est fixé sur elles.



En un mot, le problème était de savoir s’il est possible de penser que le savoir abolit toute croyance ou bien s’il doit reposer sur certaines et alors lesquelles. Compris comme le fait de prouver le savoir abolit bien toute croyance en apparence mais en réalité, il ne peut abolir les croyances dans les fondements mêmes du savoir ou premiers principes ni la croyance comme foi. Aussi, c’est en tant que processus qui remet en cause que le savoir peut abolir toute croyance en suggérant des alternatives possibles à ce en quoi on croit par notre culture.


mardi 21 novembre 2017

corrigé d'une dissertation : Peut-on combattre une croyance par la raison ?

Il n’est pas rare dans un débat de voir les deux protagonistes s’affronter sans que l’un ou l’autre reconnaisse qu’il a tort. Et pourtant, s’ils ne sont pas d’accord, c’est bien que l’un au moins a tort. Chacun pourtant reste attaché à ce qu’il croit. On peut donc se poser la question : Peut-on combattre une croyance par la raison ?
Il est vrai que la raison, dans la mesure où elle est la faculté qui nous permet de distinguer le vrai du faux, notamment en cherchant des preuves de ce qu’on peut avancer, paraît tout à fait à même de combattre la croyance qui s’affirme comme vrai sans preuve. Mieux, elle peut le faire au sens où elle en a le droit pour préserver la possibilité de la vérité.
Et pourtant, on voit régulièrement des hommes qui conservent leurs croyances, même si on avance des preuves les remettant en cause. La croyance paraît alors avoir le droit d’être.
Le problème se pose de savoir s’il est possible, voire légitime, et comment, de combattre une croyance par la raison.
La raison a la possibilité et le droit de combattre la croyance pour la vérité, mais la croyance a le droit de préserver les sentiments fondamentaux, aussi la raison a le droit et la possibilité de combattre la croyance qui enferme pour libérer la pensée.


En prouvant, on détruit la croyance quant à sa prétention à être vraie. En effet, la croyance est une proposition qu’on tient pour vraie sans preuves. Elle peut être vraie ou fausse comme Socrate le fait reconnaître à Gorgias, le personnage éponyme d’un dialogue de Platon. En prouvant une croyance fausse, on la détruit. Ainsi les Grecs ont détruit la croyance que la Terre, la Lune ou le Soleil sont des Dieux. Mais en prouvant une croyance vraie, on la détruit comme croyance. Or, prouver, c’est ce que la raison cherche et exige dans la mesure où elle est la faculté qui, en nous, nous amène à chercher à distinguer le vrai du faux. Elle peut donc combattre la croyance puisqu’elles ont la vérité comme terrain commun.
En outre, la raison peut détruire la croyance en ce sens qu’elle en a le droit car la croyance, en prétendant à la vérité, sans montrer que c’est bien le cas puisqu’elle se présente sans preuve, ne mérite pas d’être. Lorsqu’on ne sait pas, on doit simplement avouer son ignorance. Ou alors, on cherche et on émet des hypothèses qu’on cherche à prouver. Au moins on présente comme une hypothèse et non comme une croyance ce dont on n’a pas la preuve. Par contre, la croyance, parce qu’elle implique qu’on prétende s’engager tout en se dégageant de l’effort de justifier ce qu’on soutient, est toujours illégitime. On ne devrait jamais dire : “je crois que …” , mais “peut-être que …”

Cependant, si la raison peut légitimement combattre la croyance, il n’en reste pas moins vrai que certaines croyances paraissent tout à fait légitimes. N’a-t-on pas raison de croire en un ami par exemple ? Dès lors, la raison n’est-elle pas dans l’impossibilité de combattre la croyance en général ? N’est-ce pas même illégitime ?


Il n’y a de preuves qu’à partir des croyances dans les premiers principes. Or, comme Pascal le soutient dans les Pensées (1670, posthume, n°110 Lafuma), les premiers principes sont connus immédiatement, par le cœur ou le sentiment. Dès lors, on croit en eux. La raison ne peut les combattre comme le font les pyrrhoniens ou sceptiques dans la mesure où ils sont hors de son champ de compétence. Elle peut démontrer ou prouver, mais à partir des premiers principes. Par exemple, un physicien doit d’abord croire au mouvement et s’interroger ensuite pour savoir si c’est la Terre qui est en mouvement ou le Soleil. La raison ne peut donc combattre la croyance dans les premiers principes.
On ne peut pas non plus détruire une croyance parce que la raison ne peut juger de tout.« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses. » écrit Pascal dans les Pensées (n°423 Lafuma). Ainsi, les sentiments ne peuvent être légitimement combattus par la raison car ils fondent les relations entre les hommes. De même pour la foi. Pascal a donc raison d’écrire : « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, et non à la raison. » (Pensées, n°424 Lafuma).

Néanmoins,si la croyance dans les premiers principes ou la foi paraissent échapper à la compétence de la raison, sa prétention à être vrai sans examen paraît difficile lorsque les croyances s’opposent entre elles comme on le voit avec la diversité des religions. Dès lors, la raison ne peut-elle pas, sans prétendre être la source de toute vérité, combattre la croyance qui prétend dans certains domaines, définir ce qui est vrai ?


En remettant en doute, la raison peut combattre la croyance, non pas en donnant des preuves, mais en prouvant, sans jamais s’arrêter, donc en remettant en cause non seulement la croyance, mais ce qu’elle-même soutient. Dès lors, elle ne soutient pas qu’elle détient la vérité, mais elle montre que la croyance n’est pas fondée. C’est pour cela que le philosophe Alain écrivait que « Penser est une aventure » dans ses Propos sur la religion (1938). En doutant de tout, même de ce qui passe pour vrai, la raison déracine ce qui fait la croyance : l’habitude.
En outre, elle peut légitimement combattre la croyance car cette dernière nous enferme dans un monde de préjugés, propres à un temps et un lieu. Si elle ne peut détruire le sentiment qui fait la croyance, elle amène chacun à s’interroger sur ses croyances et permet ainsi de s’en libérer. C’est en ce sens que Russell dans le chapitre XV des Problèmes de philosophie (1912) intitulé « Valeur de la philosophie », considérait que le doute que propose la raison en philosophie permet de voir le monde avec des yeux neufs et ainsi de libérer l’esprit.


En un mot, le problème était de savoir s’il est possible, voire légitime, et comment, de combattre une croyance par la raison. Dans la mesure où la croyance prétend à la vérité sans preuve, la raison peut légitimement la détruire comme croyance en prouvant. Mais la raison elle-même repose sur certaines croyances fondamentales, voire ne peut remettre en cause la foi, qu’elle soit religieuse ou en autrui. Aussi, c’est à la condition de libérer des croyances en tant qu’elles visent à enfermer dans une vision déterminée du monde que la raison peut en toute légitimité détruire la croyance.


dimanche 19 novembre 2017

Textes pour le sujet : Peut-on faire l'expérience de la liberté ?

En dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercée sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. Il est clair que cette liberté était précédée par la libération : pour être libre, l’homme doit s’être libéré des nécessités de la vie. Mais le statut d’homme libre ne découlait pas automatiquement de l’acte de libération. Être libre exigeait, outre la simple libération, la compagnie d’autres hommes, dont la situation était la même, et demandait un espace public commun où les rencontrer – un monde politiquement organisé, en d’autres termes, où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et par l’action.
Manifestement, la liberté ne caractérise pas toute forme de rapports humains et toute espèce de communauté. Là où des hommes vivent ensemble mais ne forment pas un corps politique – par exemple, dans les sociétés tribales ou dans l’intimité du foyer – les facteurs réglant leurs actions et leur conduite ne sont pas la liberté, mais les nécessités de la vie et le souci de sa conservation. En outre, partout où le monde fait par l’homme ne devient pas scène pour l’action et la parole – par exemple dans les communautés gouvernées de manière despotique qui exilent leurs sujets dans l’étroitesse du foyer et empêchent ainsi la naissance d’une vie publique – la liberté n’a pas de réalité mondaine. Sans une vie publique politiquement garantie, il manque à la liberté l’espace mondain où faire son apparition. Certes, elle peut encore habiter le cœur des hommes comme désir, volonté, souhait ou aspiration, mais le cœur humain, nous le savons tous, est un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans son obscurité ne peut être désigné comme un fait démontrable. La liberté comme fait démontrable et la politique coïncident et sont relatives l’une à l’autre comme deux cotés d’une même chose.
Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », La Crise de la culture (1968)




Quelle est donc, me dira quelqu’un, la différence qu’il y a entre un homme libre, un bourgeois et un esclave ? Car je ne sache point qu’aucun auteur, ancien ni moderne, ait assez expliqué ce que c’est que liberté et servitude. Communément on tient que la liberté consiste à pouvoir faire impunément tout ce que bon nous semble et que la servitude est une restriction de cette liberté. Mais on le prend fort mal de ce biais-là ; car, à ce compte, il n’y aurait personne libre dans la république, vu que les États doivent maintenir la paix du genre humain par l’autorité souveraine, qui tient la bride à la volonté des personnes privées. Voici quel est mon raisonnement sur cette matière : je dis que la liberté n’est autre chose que l’absence de tous les empêchements qui s’opposent à quelque mouvement ; ainsi l’eau qui est enfermée dans un vase n’est pas libre, à cause que le vase l’empêche de se répandre et, lorsqu’il se rompt, elle recouvre sa liberté. Et de cette sorte une personne jouit de plus ou de moins de liberté, suivant l’espace qu’on lui donne ; comme dans une prison étroite, la captivité est bien plus dure qu’en un lieu vaste où les coudées sont plus franches. D’ailleurs, un homme peut être libre vers un endroit et non pas vers quelque autre ; comme en voyageant on peut bien s’avancer et gagner pays ; mais quelquefois on est empêché d’aller à côté par les haies et par les murailles dont on a garni les vignes et les jardins. Cette sorte d’empêchement est extérieure et ne reçoit point d’exception ; car les esclaves et les sujets sont libres de cette sorte, s’ils ne sont en prison ou à la chaîne. Mais il y a d’autres empêchements que je nomme arbitraires et qui ne s’opposent pas à la liberté du mouvement absolument, mais par accident, à savoir parce que nous le voulons bien ainsi et qu’ils nous font souffrir une privation volontaire. Je m’explique par un exemple : celui qui est dans un navire au milieu de la mer, peut se jeter du tillac dans l’eau s’il lui en prend fantaisie ; il ne rencontre que des empêchements arbitraires à la résolution de se précipiter. La liberté civile est de cette même nature et paraît d’autant plus grande que les mouvements peuvent être plus divers, c’est-à-dire que plus on a de moyens d’exécuter sa volonté. Il n’y a aucun sujet, aucun fils de famille, aucun esclave, que les menaces du magistrat, du père, ou du maître, pour si rigoureuses qu’elles soient, empêchent de faire tout ce qu’il jugera à propos pour la conservation de sa vie ou de sa santé. Je ne vois donc pas pourquoi c’est qu’un esclave se plaint en cet égard de la perte de sa liberté, si ce n’est qu’on doive réputer à grande misère d’être retenu dans le devoir et d’être empêché de se nuire à soi-même ; car, n’est-ce pas à condition d’obéir qu’un esclave reçoit la vie et les aliments, desquels il pouvait être privé par le droit de la guerre, ou que son infortune et son peu de valeur méritaient de lui faire perdre ? Les peines dont on l’empêche de faire tout ce qu’il voudrait, ne sont pas des fers d’une servitude mal aisée à supporter, mais des barrières très justes qu’on a mises à sa volonté. Par ainsi, la servitude ne doit pas paraître si fâcheuse à ceux qui en considéreront bien la nature et l’origine. Elle est d’ailleurs si nécessaire et si ordinaire dans le monde, qu’on la rencontre dans les États les plus libres. Mais, de quel privilège donc, me direz-vous, jouissent les bourgeois d’une ville ou les fils de famille, par-dessus les esclaves ? C’est qu’ils ont de plus honorables emplois et qu’ils possèdent davantage de choses superflues. Et toute la différence qu’il y a entre un homme libre et un esclave est que celui qui est libre n’est obligé d’obéir qu’au public et l’esclave doit obéir aussi à quelque particulier. S’il y a quelque autre liberté plus grande, qui affranchisse dès l’obéissance aux lois civiles, elle n’appartient pas aux personnes privées et est réservée au souverain.
Thomas Hobbes, Le citoyen ou Les fondements de la politique (1642), traduction de Samuel Sorbière, secrétaire de Thomas Hobbes, 1649, relue par Thomas Hobbes. Chapitre IX Du droit des pères et des mères sur leurs enfants et du royaume patrimonial. IX.




Pour ce qui est du libre arbitre, je suis complètement d’accord avec ce qu’en a écrit le Révérend Père. Et, pour exposer plus complètement mon opinion, je voudrais noter à ce sujet que l’indifférence me semble signifier proprement l’état dans lequel se trouve la volonté lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai ou du bien ; et c’est en ce sens que je l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents ([1]). Mais peut-être d’autres entendent-ils par indifférence la faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires, c’est-à-dire pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle s’y trouve, non seulement dans ces actes où elle n’est poussée par aucune raison évidente d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à tel point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère choisir le parti contraire, absolument parlant, néanmoins, nous le pouvons. Car il nous est toujours possible de retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre.
De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté avant l’accomplissement ou pendant l’accomplissement.
Considérée dans ces actions avant l’accomplissement, elle implique l’indifférence prise au second sens, et non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous opposons notre propre jugement aux commandements des autres, que nous sommes plus libres de faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans lesquelles il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles qui nous sont interdites, nous ne pouvons pas dire de la même façon, quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos connaissances, que nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal. Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive ; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions point de nous-mêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas commandées ; parce que le jugement qu’elles sont difficiles à faire est opposé au jugement qu’il est bon de faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent également, plus ils mettent en nous d’indifférence prise au premier sens.
Considérée maintenant dans les actions de la volonté pendant qu’elles s’accomplissent, la liberté n’implique aucune indifférence, qu’on la prenne au premier ou au deuxième sens ; parce que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait, étant donné qu’on le fait. Mais elle consiste dans la seule facilité d’exécution, et alors, libre, spontané et volontaire ne sont qu’une même chose. C’est en ce sens que j’ai écrit que je suis porté d’autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté se meut alors avec plus de facilité et plus d’élan.
Descartes, Lettre au père Mesland ( ?) du 9 février 1645



Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. Nous avions perdu tous nos droits et d’abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ; on nous déportait en masse, comme travailleurs, comme Juifs, comme prisonniers politiques ; partout sur les murs, dans les journaux, sur l’écran, nous retrouvions cet immonde et fade visage que nos oppresseurs voulaient nous donner de nous-mêmes : à cause de tout cela nous étions libres. Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ; puisqu’une police toute-puissante cherchait à nous contraindre au silence, chaque parole devenait précieuse comme une déclaration de principe ; puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. Les circonstances souvent atroces de notre combat nous mettaient enfin à même de vivre, sans fard et sans voile, cette situation déchirée, insoutenable qu’on appelle la condition humaine. L’exil, la captivité, la mort surtout que l’on masque habilement dans les époques heureuses, nous en faisions les objets perpétuels de nos soucis, nous apprenions que ce ne sont pas des accidents évitables, ni même des menaces constantes mais extérieures : il fallait y voir notre lot, notre destin, la source profonde de notre réalité d’homme ; à chaque seconde nous vivions dans sa plénitude le sens de cette petite phrase banale : « Tous les hommes sont mortels. » Et le choix que chacun faisait de lui-même était authentique puisqu’il se faisait en présence de la mort, puisqu’il aurait toujours pu s’exprimer sous la forme « Plutôt la mort que... ». Et je ne parle pas ici de cette élite que furent les vrais Résistants, mais de tous les Français qui, à toute heure du jour et de la nuit, pendant quatre ans, ont dit non. La cruauté même de l’ennemi nous poussait jusqu’aux extrémités de notre condition en nous contraignant à nous poser ces questions qu’on élude dans la paix : tous ceux d’entre nous ‑ et quel Français ne fut une fois ou l’autre dans ce cas ? ‑ qui connaissaient quelques détails intéressant la Résistance se demandaient avec angoisse : « Si on me torture, tiendrai-je le coup ? » Ainsi la question même de la liberté était posée et nous étions au bord de la connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de lui-même. Car le secret d’un homme, ce n’est pas son complexe d’Œdipe ([2])ou d’infériorité ([3]), c’est la limite même de sa liberté, c’est son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort. À ceux qui eurent une activité clandestine, les circonstances de leur lutte apportaient une expérience nouvelle : ils ne combattaient pas au grand jour, comme des soldats ; traqués dans la solitude, arrêtés dans la solitude, c’est dans le délaissement, dans le dénuement le plus complet qu’ils résistaient aux tortures : seuls et nus devant des bourreaux bien rasés, bien nourris, bien vêtus qui se moquaient de leur chair misérable et à qui une conscience satisfaite, une puissance sociale démesurée donnaient toutes les apparences d’avoir raison. Pourtant, au plus profond de cette solitude, c’étaient les autres, tous les autres, tous les camarades de résistance qu’ils défendaient ; un seul mot suffisait pour provoquer dix, cent arrestations. Cette responsabilité totale dans la solitude totale, n’est-ce pas le dévoilement même de notre liberté ? Ce délaissement, cette solitude, ce risque énorme étaient les mêmes pour tous, pour les chefs et pour les hommes ; pour ceux qui portaient des messages dont ils ignoraient le contenu comme pour ceux qui décidaient de toute la résistance, une sanction unique : l’emprisonnement, la déportation, la mort. Il n’est pas d’armée au monde où l’on trouve pareille égalité de risques pour le soldat et le généralissime. Et c’est pourquoi la Résistance fut une démocratie véritable : pour le soldat comme pour le chef, même danger, même responsabilité, même absolue liberté dans la discipline. Ainsi, dans l’ombre et dans le sang, la plus forte des Républiques s’est constituée. Chacun de ses citoyens savait qu’il se devait à tous et qu’il ne pouvait compter que sur lui-même ; chacun d’eux réalisait, dans le délaissement le plus total son rôle historique. Chacun d’eux, contre les oppresseurs, entreprenait d’être lui-même, irrémédiablement et en se choisissant lui-même dans sa liberté, choisissait la liberté de tous. Cette république sans institutions, sans armée, sans police, il fallait que chaque Français la conquière et l’affirme à chaque instant contre le nazisme. Nous voici à présent au bord d’une autre République : ne peut-on souhaiter qu’elle conserve au grand jour les austères vertus de la République du Silence et de la Nuit.
Sartre, « La République du silence », Les lettres françaises, n°20 du 9 septembre 1944, repris in Situations, III (1949), Gallimard, 1976, pp.11-14.


([1]) Descartes a soutenu cette thèse dans les Méditations métaphysiques, dans la méditation quatrième. La première édition de l’ouvrage est de 1641. Il renvoie à ce même texte à la fin du texte.
([2]) Sartre fait allusion ici à la psychanalyse de Freud.
([3]) Sartre fait ici allusion à la psychanalyse d’Adler (1870-1937), un disciple dissident de Freud (notes de Bégnana).