jeudi 15 février 2018

Corrigé d'une explication de Marx sur l'individu qui se singularise dans la société

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Plus on remonte dans le cours de l’histoire, plus l’individu, et par suite l’individu producteur lui aussi, apparaît dans un état de dépendance, membre d’un ensemble plus grand : cet état se manifeste d’abord de façon tout à fait naturelle dans la famille, et dans la famille élargie jusqu’à former la tribu ; puis dans les différentes formes de la communauté issue de l’opposition et de la fusion des tribus. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, dans la « société civile-bourgeoise », que les différentes formes de l’interdépendance sociale se présentent à l’individu comme un simple moyen de réaliser ses buts particuliers, comme une nécessité extérieure. Mais l’époque qui engendre ce point de vue, celui de l’individu singulier singularisé, est précisément celle où les rapports sociaux (et de ce point de vue universels) ont atteint le plus grand développement qu’ils aient connu. L’homme est, au sens le plus littéral, un zôon politikon (1), non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut se constituer comme individu singulier que dans la société. La production réalisée en dehors de la société par cet individu singulier et singularisé — fait exceptionnel qui peut bien arriver à un civilisé transporté par hasard dans un lieu désert et qui possède déjà en puissance les forces propres à la société — est chose aussi absurde que le serait le développement du langage sans la présence d’individus vivant et parlant ensemble.
Marx, Introduction à la Critique de l’économie politique (1859)

(1) zôon politikon : « animal politique » en grec ancien.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

[Ce texte que Marx a rédigé en 1857 était destiné à être l’introduction de sa Critique de l’économie politique publiée en 1859 mais il n’a pas été inséré. Il a été publié à titre posthume en 1939 par l’institut du marxisme-léninisme. Le titre du texte n’est pas de Marx.]


Corrigé.
La société est-elle faite d’individus qui, indépendants les uns des autres, la composent par les interactions qu’ils ont entre eux ou bien la société est-elle une réalité sui generis et l’individu un être impossible hors de la société ?
Tel est le problème que résout Karl Marx dans cet extrait de son Introduction à la Critique de l’économie politique de 1859.
L’auteur veut montrer que l’individu ne peut être tel que dans et par la société.
Or, il reste à savoir si être un individu est possible dans la société en tant que tel ou bien s’il s’agit d’une sorte d’illusion.
On verra donc comme l’histoire montre la dépendance de l’individu vis-à-vis de la société puis comme il apparaît et se singularise dans la société civile-bourgeoise à partir du XVIII° siècle pour ensuite voir en quoi être un individu singulier est pour Marx impossible hors de la société parce qu’il la pense comme l’essence de l’homme.


Marx commence par des considérations historiques qui visent à montrer que l’individu ne peut être pensé indépendamment de la société. Il précise que c’est d’abord l’individu qui dépend de la société, puis l’individu producteur. Pour cela, il évoque différentes formes de société qui sont de plus en plus grandes. D’abord la famille. On comprend qu’en elle, l’individu est dépendant dans la mesure où il naît dans une famille. Par famille, il faut entendre cette forme de société qui est bâtie sur les seuls liens du sang. Dans la famille, l’individu peut aussi être producteur, c’est-à-dire qu’il modifie la nature pour en extraire quelque chose d’utile. Le produit du producteur appartient alors à la famille et non à l’individu qui produit. Dans la famille actuelle, seuls les parents produisent et les enfants consomment comme eux. Autrement dit, dans la famille l’individu vit pour et par l’ensemble.
Après la famille, Marx passe à la tribu qu’il entend comme famille élargie. Il faut donc comprendre que la tribu est une forme de société où les relations entre les individus sont essentiellement de l’ordre de la filiation. Les individus se pensent comme issus d’une même origine ou en sont réellement issus. Dès lors, l’individu dépend de la tribu dans la mesure où elle rend possible son existence. En outre, elle rend possible également son être d’individu producteur en lui fournissant une place, des outils, etc. Là encore, l’individu vit par et pour l’ensemble.
Enfin, Marx évoque les sociétés qui proviennent de la fusion ou de l’opposition des tribus. On peut penser aux empires ou aux cités. Nous pouvons l’illustrer avec l’hypothèse selon laquelle les tribus de la Rome primitives ont fusionné. Autre exemple que nous pouvons apporter pour illustrer le propos de Marx : l’empire perse s’est constitué par la conquête de nombreuses sociétés. Comment l’individu dépend-il alors de la société entendue au sens le plus large possible ? Il y a une dépendance en quelque sorte supplémentaire due au fait que l’organisation de la cité et surtout de l’empire échappe à l’individu même s’il y participe en quelque sorte. En effet, ce que l’individu produit, est sous la dépendance de l’organisation de la cité ou de l’empire. En somme, dans toutes les formes anciennes de sociétés, non seulement l’individu et l’individu producteur dépendent de la société, mais en même temps Marx laisse entendre qu’il se considère comme dépendant de son groupe social. Autrement dit, l’individu ne se pense pas comme tel.

Or, on peut donc dire que selon Marx, dans ces sociétés, la question même de savoir si l’individu est indépendant de la société ne se pose pas. Dès lors, comment peut-elle se poser et dans quelle mesure est-elle légitime ou non ?


Marx aborde ensuite la « société civile-bourgeoise », expression mise entre guillemets dans le texte pour en marquer l’unité. Elle se distingue de toutes les autres sociétés antérieures en ce que l’individu y apparaît à ses propres yeux. Non pas que Marx veut montrer qu’il est possible indépendamment de la société. C’est bien plutôt qu’il se représente lui-même comme indépendant. Pour lui, toutes « les formes de l’interdépendance sociale » sont des moyens qui lui permettent de réaliser ses buts particuliers, c’est-à-dire ses buts propres. Il se pense donc séparer de la vie sociale. On comprend donc que dans les formes antérieures de la société, non seulement l’individu dépend de la société dont il est membre, mais qu’en outre ses buts sont ceux de la société, ou tout du moins, s’il a des buts particuliers, ils ne sont pas différents de ceux de la société ou sont conçus comme appartenant à la société. Quelles sont donc les relations entre l’individu et la société ?
Marx précise que tout le champ du social apparaît à l’individu comme une nécessité extérieure. Nécessité en tant que le champ social s’impose à lui : il ne peut être autrement qu’il n’est. Mais comment alors pourrait-il l’utiliser pour réaliser ses propres buts ? De la même façon que les objets qui nous sont extérieurs sont régis par des lois qui expriment des relations nécessaires mais que nous pouvons utiliser pour réaliser nos buts. C’est la même loi de la gravitation universelle qui nous fixe au sol et qui fait tourner nos satellites. Le marin qui dirige son bateau est soumis aux mêmes éléments que celui qui chavire. Ainsi, le champ social apparaît à l’individu comme le terrain où il peut réaliser sa volonté. L’individu utilise donc tout ce qui appartient à la société, tout ce qu’il n’a pas fait pour lui-même. D’un point de vue moral on peut qualifier d’égoïste cette attitude. Est-ce à dire qu’il est indépendant de la société comme le pensent ceux pour qui la société n’est qu’une alliance, comme son étymologie le dit, entre des individus autonomes ?
Marx n’y voit qu’un point de vue. Mieux, il n’y voit qu’un point de vue qui a pour sujet non l’individu mais l’époque de la société civile bourgeoise. Autrement dit, l’individu qui croit se représenter comme indépendant est en fait représenté comme tel par la société dans laquelle il vit. Sa conscience de soi est donc erronée. Même pour sa façon de penser, il dépend de la société. À quoi s’ajoute que c’est dans une époque où les rapports sociaux sont les plus étendus, à tel point que Marx les présente dans une parenthèse comme universels, que la société produit ce point de vue erronée qu’a l’individu sur lui-même. Il faut comprendre que la société civile bourgeoise met en relation les hommes de toutes les sociétés. C’est donc cette société capitaliste qui a relié toutes les parties du monde, notamment par le commerce. Et c’est elle qui donne l’illusion à l’individu d’être un individu singulier indépendant de la société.

Toutefois, il apparaît que l’individu se représente lui-même comme indépendant lorsque la société est la plus grande possible. Ne doit-on pas alors penser que c’est dans cette société-là qu’il peut l’être réellement ? Ou bien faut-il penser que l’homme est un être nécessairement social ?


Marx récuse la possibilité de penser l’homme comme individu en tant que tel. Pour ce faire, il reprend la définition aristotélicienne du chapitre 2 de La Politique, à savoir que l’homme est un « zôon politikon » [« ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον, o anthropos phusei politikon zôon, l’homme est par nature un animal politique », 1253a]. Il traduit « animal politique » par animal sociable d’une part et par le fait que l’homme ne peut être un individu singulier que dans la société. Il veut dire par là que l’homme peut non seulement se penser comme un individu mais être un individu en tant que tel, c’est-à-dire qui se distingue des autres en tant qu’il a ses propres buts, c’est-à-dire des buts qui le concernent lui à l’exclusion des autres et non nécessairement des buts originaux, que grâce à la société. Autrement dit, hors de la société, l’homme ne peut être un individu.
Pour le prouver, Marx utilise implicitement la fiction de Robinson Crusoé, peut-être inspirée de la vie réelle d’un marin écossais, fiction écrite par Daniel Defoe (1660-1731). En effet, il parle de la production réalisée par un individu hors de la société comme un fait exceptionnel. Un tel individu, il le qualifie de singulier et singularisé. Le premier terme désigne un individu en tant qu’un seul, le second désigne un individu qui se distingue des autres. Or, ce cas exceptionnel n’enlève en rien le caractère social de l’individu car, il y va avec les forces de la société. Il faut comprendre que l’individu va pouvoir produire seul avec ce qu’il a acquis dans sa société : outils et capacités techniques acquises avant la période d’isolement. Pour achever la critique de l’idée d’un homme solitaire qui produirait seul, Marx fait l’analogie du travail et du langage. De même qu’il serait absurde de concevoir le développement du langage sans des hommes vivant ensemble et donc parlant ensemble, il serait absurde de penser des hommes produisant seuls sans coopération des uns avec les autres. Cette analogie ne montre-t-elle pas qu’il y a autre chose que la société pour l’homme ?
Or, si le développement du langage implique bien des hommes parlant ensemble, il n’en reste pas moins vrai que chacun parle pour soi en tant qu’individu. Aussi faudrait-il distinguer contrairement à ce que Marx fait entre la vie sociale qui répond à des besoins et la vie politique à l’instar d’Hannah Arendt dans « Qu’est-ce que la liberté ? » qui se trouve dans le recueil La crise de la culture (1968). La philosophe considère que dans la vie sociale, notamment celle des tribus, les individus sont soumis à la vie sociale. De même l’individu producteur est soumis à la société, y compris dans la société civile bourgeoise. Par contre, lorsqu’il se libère des nécessités de la vie, il peut, à la condition qu’un espace public soit constitué, agir en parole et en actions de concert avec les autres. Dans un tel cadre, on peut bien considérer que l’individu peut être singulier et se singulariser de lui-même puisque c’est dans le cadre d’une existence qui n’est pas soumise aux nécessités sociales qu’il le fait.


Disons donc pour finir que le problème dont il est question dans cet extrait de l’Introduction à la critique de l’économie politique de Marx est de savoir si l’individu est possible dans la société en tant que tel ou bien s’il est toujours une illusion. Il est apparu que Marx finalement le conçoit comme une sorte d’illusion puisque l’idée même que se fait l’individu de lui-même dépend de la société. Dépendant en acte et en idée dans la plupart des sociétés, ce n’est que dans cette société en quelque sorte mondialisé que l’individu se croit être un individu distinct de la société. Il n’en reste pas moins vrai que nous avons vu en suivant Hannah Arendt dans son essai « Qu’est-ce que la liberté ? » recueilli dans La crise de la culture, qu’il est possible pour l’individu de se penser comme tel, non pas dans la société où il est soumis à la nécessité, mais dans la vie politique où la liberté est possible et où la singularité peut se dire ou donner lieu à des actions.


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