vendredi 16 février 2018

Corrigé d'une explication de texte d'Aristote sur l'expérience et le savoir



Sujet.
Les animaux autres que l’homme vivent (...) réduits aux images et aux souvenirs ; à peine possèdent-ils l’expérience, tandis que le genre humain s’élève jusqu’à l’art (1) et jusqu’au raisonnement. C’est de la mémoire que naît l’expérience chez les hommes ; en effet, de nombreux souvenirs d’une même chose constituent finalement une expérience ; or l’expérience paraît être presque de même nature que la science et l’art, mais en réalité, la science et l’art viennent aux hommes par l’intermédiaire de l’expérience, car « l’expérience a créé l’art, comme le dit Polos (2) avec raison, et l’inexpérience, la chance ». L’art apparaît lorsque, d’une multitude de notions expérimentales, se dégage un seul jugement universel applicable à tous les cas semblables. En effet, former le jugement que tel remède a soulagé Callias, atteint de telle maladie, puis Socrate, puis plusieurs autres pris individuellement, c’est le fait de l’expérience ; mais juger que tel remède a soulagé tous les individus atteints de telle maladie, déterminée par un concept unique (...), cela appartient à l’art.
Aristote, Métaphysique (deuxième moitié du IV° siècle av. J.-C.)
(1) au sens où l’on peut parler de l’art du médecin.
(2) Polos était un orateur grec.

Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.

QUESTIONS :

1° Dégagez l’idée principale du texte, puis les étapes de son argumentation.
2° Expliquez :
a) « de nombreux souvenirs d’une même chose constituent finalement une expérience » ;
b) « mais juger que tel remède a soulagé tous les individus atteints de telle maladie, déterminée par un concept unique (...), cela appartient à l’art ».
3° L’expérience seule produit-elle le savoir ?


Corrigé.

D’où provient le savoir ? Vient-il de la seule raison qui permet de penser l’universel ou bien passe-t-il plutôt par l’expérience qui semble s’en tenir au particulier ?
Telle est la question dont traite cet extrait de la Métaphysique d’Aristote.
L’auteur veut montrer que c’est l’expérience la source du savoir.
Cependant, ne faut-il pas d’abord s’interroger pour faire une expérience ?
Dès lors, l’expérience seule produit-elle le savoir ?

1) Aristote veut montrer que le savoir a pour source l’expérience.
Pour ce faire, il commence par différencier l’homme des autres animaux du point de vue de la connaissance. Ceux-ci sont réduits selon lui aux images ou représentations et aux souvenirs. Ils peuvent parfois atteindre l’expérience. Autrement dit, ils n’arrivent jamais au-delà d’une connaissance du particulier. L’homme lui est en plus capable d’art et de raisonnement, c’est-à-dire qu’il s’élève à l’universel. Il semble donc que représentations, souvenirs, expérience, art et raisonnement forment une série ascendante. Dès lors, qu’entendre par ces différentes capacités de l’homme ?
Aristote établit d’abord le lien entre mémoire et expérience. Il faut selon lui de nombreux souvenirs pour faire une expérience. On comprend que celle-ci enveloppe une certaine multiplicité. Dès lors, il remarque que l’expérience semble se confondre avec la science et l’art. Cela reviendrait à dire que l’expérience est une connaissance de l’universel. Il n’en est rien puisqu’il les distingue. Il considère que l’art et la science ont pour source l’expérience. Il confirme son propos en citant un dénommé Polos, un orateur grec, qui faisait aussi de l’expérience la source de l’art. Il faut comprendre par art [en grec tekhnè], une capacité réfléchie d’action couronnée de succès puisque pour Polos, que suit Aristote, l’absence d’expérience est la source de la chance, c’est-à-dire d’une réussite qui dépend tout entière de ce qui nous est extérieur.
Aristote définit alors l’art par rapport à l’expérience de telle sorte qu’on comprend comment celle-ci est la source de celui-là. Pour qu’il y ait art, il faut qu’il y ait généralisation des notions acquises par l’expérience. De l’expérience à l’art, le processus est celui de l’induction, c’est-à-dire du passage du particulier au général.
Il explique sa définition en disant qu’il y a expérience lorsqu’on pense que le même remède a soigné tel ou tel individu qu’il nomme, Socrate, puis Callias, etc. Par contre, il y a art lorsqu’on pense que le remède peut soigner tous les hommes qui ont telle maladie. L’expérience est bien connaissance du particulier – et les animaux ne dépassent pas ce stade – alors que l’art et donc la science sont une connaissance de l’universel.
Dans le prolongement du texte d’Aristote, on dira que la différence entre l’art et la science est que celui-là vise à réaliser quelque chose sur la base des connaissances acquises alors que celle-ci vise seulement à connaître. Si la médecine est un art, la biologie est une science. Aussi la science est-elle encore plus générale que l’art.

2)
a) Lorsque l’auteur écrit que « de nombreux souvenirs d’une même chose constituent finalement une expérience », il montre comment se forme ce qu’on appelle expérience. Il est nécessaire qu’il y ait des souvenirs, c’est-à-dire des représentations de ce qui s’est passé et des souvenirs qui concernent une chose. Il faut donc déjà que l’individu se souvienne d’avoir eu affaire à la même chose, qu’il la reconnaisse. L’expérience paraît donc avoir une certaine forme de généralité puisqu’elle enveloppe une multiplicité de souvenir sous l’unité d’une notion de la chose. Toutefois, elle n’est que particulière puisqu’elle concerne un seul individu ou des individus pris un à un. Si elle est inductive, c’est uniquement en ce sens qu’elle amène à appliquer à un particulier nouveau ce qui a été acquis vis-à-vis d’autre particulier. Ainsi, ce qui est valable pour Socrate, l’appliquer à Callias.
b) Lorsque le philosophe précise que « mais juger que tel remède a soulagé tous les individus atteints de telle maladie, déterminée par un concept unique (…), cela appartient à l’art », il veut distinguer l’art de l’expérience. Celle-ci avons-nous vu concerne le particulier. Elle n’a affaire qu’à un individu. Ainsi, j’acquiers une expérience de tel individu à partir d’une multiplicité de souvenirs relatifs à cet individu déterminé. C’est pourquoi l’expérience est particulière du point de vue de son objet. Par contre, à partir d’une multiplicité d’expériences s’acquiert l’art. Le terme désigne une activité productrice réfléchie par opposition au hasard ou à la chance (voire la malchance). La réflexion de l’homme de l’art provient de l’expérience. Mais elle se montre universelle puisqu’elle concerne non les individus, mais ce qu’ils ont en commun. Dans l’exemple qui sert à illustrer la notion d’art selon Aristote, il s’agit de s’élever à l’idée que tel remède soulage tous les individus qui sont affectés de telle maladie. L’art est donc constitué de notions qui proviennent inductivement de l’expérience et qui enveloppe une certaine universalité.


3) Rembrandt (1606-1669) a illustré dans La leçon d’anatomie du Docteur Tulp (1632) la nécessité de passer par l’expérience pour connaître les faits, bref, pour avoir un savoir réel.
Il semble donc que l’expérience seule produise le savoir si on entend par là ce qu’on tient pour vrai parce qu’on a des preuves. Qui accepterait qu’un médecin sans expérience le soigne ?
Mais se contenter de l’expérience entendue comme la simple habitude ou la simple routine ordinaire, n’est-ce pas se condamner à errer ?
Dès lors, on peut se demander si l’expérience est la seule source du savoir ou s’il ne requiert pas une autre source.

C’est qu’en effet, l’expérience véritable paraît faire essentiellement défaut aux animaux. Ils sont capables de prendre des habitudes en dehors de leur instinct. Ainsi les macaques du Japon ont appris grâce à l’un d’entre eux à laver leurs aliments en les trempant dans l’eau. La raison pour laquelle ils en restent au mieux à l’expérience est qu’il manque de raison pour pouvoir porter des jugements. Aussi Aristote est presque prêt à leur dénier toute expérience ou ne leur accorde qu’avec réticence.
Cependant, il ne le fait pas. N’est-ce pas que l’expérience précède la raison elle-même dans son exercice ? Ne faut-il pas commencer avec l’expérience ?

C’est à partir de la multiplicité de souvenirs relatifs à un objet que se fait l’expérience de cet objet. Par exemple, c’est en rassemblant tous mes souvenirs sur quelqu’un que j’ai une expérience de lui. Aussi est-ce la mémoire et non la raison qui est nécessaire pour que l’expérience soit possible. Les animaux avec une mémoire paraissent avoir une expérience. Mais justement, c’est en généralisant les expériences qu’on acquiert des connaissances solides. Et lorsque la généralisation échoue, on comprend qu’on ne savait pas ce qu’on croyait savoir.
Reste que si on s’en tient ainsi à ce qui s’est toujours produit, on risque de ne jamais découvrir quoi que ce soit. Ne faut-il pas alors d’abord exercer sa raison pour que l’expérience soit profitable ?

C’est ce que Bergson dans La pensée et le mouvant a soutenu avec raison. Il faut une question préalable pour observer, pour tester, sans quoi on ne sait ni ce qu’on pense, ni même quoi penser. On peut donc contester son schéma à Aristote. C’est parce que les hommes raisonnent qu’ils peuvent constituer l’art et la science. Ainsi, c’est en testant certaines hypothèses que les hommes ont pu acquérir les arts ou techniques. De même, c’est en testant des hypothèses qu’ils ont pu acquérir des connaissances scientifiques. L’expérience vient après pour infirmer ou confirmer le point de vue théorique d’abord proposé de façon hypothétique.
Les hommes devant d’abord vivre, il s’appuie effectivement sur une certaine routine. Et c’est en ce sens que certains passent pour avoir de l’expérience. C’est là-dessus qu’est fondé l’art entendu au même sens que la technique, c’est-à-dire une certaine réflexion sur ce qui permet le succès non dans l’invention, mais dans la simple transmission. Mais la connaissance quant à elle a besoin d’autre chose. Aussi peut-elle remettre en cause les inductions qui passent pour les plus solides. Longtemps les hommes ont cru que la Terre est immobile conformément à l’expérience jusqu’à ce que l’un d’entre eux, Aristarque de Samos, propose l’hypothèse inverse au III° s. av. J.-C.

Disons donc que l’expérience seule ne peut produire le savoir même si elle est indispensable pour asseoir la pratique. Le savoir exige bien plutôt une rupture avec l’expérience commune. Il faut alors que la raison propose des hypothèses novatrices pour les tester.


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